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Cinga Samson : "grandir dans une ferme a influencé mon travail"

À 35 ans, grâce à ses peintures mettant en scène de jeunes et beaux Africains, Cinga Samson est l'un des piliers de la scène du Cap, et l'un des peintres les plus courus du marché de l'art. Interview.
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C’est l’un des peintres les plus recherchés du moment, dont les portraits s’inscrivent dans la lignée d’artistes superstars tels les Américains Kerry James Marshall ou Kehinde Wiley. Sauf qu’il est Sud-Africain, et fier de l’être. Ses peintures à l’huile lui ont valu de remporter le prestigieux prix Tollman en 2017, et d’exposer aussi bien à Paris qu’à New York. Elles sont figuratives, larges, vives, situées entre le contemporain sud-africain et un passé riche des rituels des ancêtres. Elles brossent le portrait d’une jeunesse africaine à l’allure folle, consciente des possibilités de l’avenir sans pour autant renier le mysticisme dont elle a hérité et les infortunes auxquelles elle doit faire face au quotidien.

L’OFFICIEL : Quand avez-vous commencé à peindre ?
CINGA SAMSON : Très jeune. Adolescent, je testais énormément les couleurs. À 20 ans, j’ai pris la décision d’être peintre à plein temps. J’ai rejoint le collectif Isibane, au Cap, au sein duquel j’ai appris à me dévouer entièrement à l’art. Depuis, je n’ai jamais arrêté de travailler et je dirige aujourd’hui un studio. Mes assistants viennent passer deux ou trois ans avec moi, ils n’ont pas forcément fait d’école mais se passionnent pour la peinture. Cela me permet d’agir, à mon niveau, pour l’essor culturel local et l’accompagnement des jeunes artistes.

LO : Quelles couleurs vous attirent le plus ?
CS : Le rouge et le bleu. Le rouge, pour le vernis de ma mère – qui est décédée au début des années 2000. Je la revois en train de fumer, ses ongles aussi incandescents que la cigarette, c’était très glamour. Le bleu concerne mon rapport à la nature. C’est une couleur froide, aimée des enfants, assez simple et qui ne demande qu’à être mélangée avec d’autres, comme le vert.

LO : Peut-on considérer vos peintures comme une mise en lumière de la culture africaine, dans ce qu’elle a de plus complexe et multiple?
CS : C’est vrai, je souhaite produire quelque chose de profondément  beau, de haute qualité, car ce n’est pas des mots que les gens associent avec le continent africain. Peindre des toiles dont on devine qu’elles sont faites par un Africain, pas un Américain ou un Français. Et que les personnes de mon peuple s’y reconnaissent. Il faut absolument rompre avec ce cliché d’une Afrique rongée par la pauvreté, la maladie. Nous sommes davantage que ça, nous sommes fiers, doté d’un patrimoine exceptionnel. Nous avons du style, que beaucoup copient d’ailleurs. Quand on lit un livre sur l’histoire de l’art, il y a rarement plus de trois pages qui traitent le continent africain. Cela n’a aucun sens! Notre art ne se réduit pas à la sculpture en bois, il est multiple et hybride.

LO : En effet, les artistes africains, qu’ils viennent d’Afrique du Sud, comme vous, du Ghana ou du Mali, pratiquent aussi la peinture, la photographie, la céramique...
CS : Absolument, mais ils restent marginalisés au sein de la grande industrie de l’art. Nous n’avons pas accès à la même visibilité que les Européens ou les Anglo-saxons. Prenons l’exemple de Burna Boy qui, même en étant une star internationale, constatait il y a peu que son nom était écrit plus petit sur les affiches que celui d’autres chanteurs! C’est pour cette raison que je voulais proposer un travail fort où l’esthétique s’inscrit dans un contexte politique, une époque. Quand j’ai visité le Louvre, j’ai été épaté par des peintures qui sublimaient des périodes très importantes en France, que je ne connaissais pas, mais que je ressentais néanmoins.

LO : En quoi Entabeni, la ville où vous avez grandi, reste importante dans votre œuvre?
CS : Enfant, ma vie était très pragmatique! J’étais un jeune garçon impliqué dans les tâches domestiques, je m’occupais des animaux de la ferme, dont je me sentais responsable. J’étais très obéissant... Quand je vivais à Entabeni, j’étais hébergé chez mon oncle et ma tante. Grandir dans cette ferme m’a rendu sensible à la nature et, plus tard, a influencé mon travail. Mes personnages doivent faire partie d’un tout.

LO : Comment naissent vos peintures ?
CS : Avec une sensation. Un ressenti. Mon état d’esprit. Puis une image, que je crée lors une séance photographique où j’essaye d’être le plus créatif possible, et je commence à peindre. C’est tout un processus que je tiens à maîtriser de A à Z tout en me laissant porter par mon instinct.

LO : Quelles sont vos influences ?
CS : Avant tout, Francis Bacon. Je me suis longtemps inspiré de lui, j’ai tellement appris en me plongeant dans son univers... Rembrandt, également, dont La Ronde de nuit m’a toujours impressionné. Egon Schiele, dont la profondeur m’émeut. J’aime les sculptures de Louise Bourgeois et Giacometti. Tous ont en commun d’avoir produit des œuvres avec une énergie très forte, quasiment brutale. Sans compromis. Ils m’émeuvent et me poussent à être aussi honnête qu’eux.

LO : Louise Bourgeois a souvent questionné la féminité, tout comme vous interrogez la masculinité...
CS : Oui, cela fait partie de ma conversation artistique. Le type d’homme qu’on nous demande d’être est agressif, peu empathique, intimidant. Je ne me retrouve pas dans cette description, je parle doucement, j’agis calmement, je veux être à l’écoute. Enfant, j’étais très complexé. J’aurais bien voulu être macho pour être comme les autres, mais ce n’est pas dans ma nature. Il a fallu attendre mes 30 ans pour que je me sente enfin bien dans ma  peau. Cela m’a inspiré plusieurs peintures, qui interrogent sur ce cliché qu’on nous impose.

LO : Ces jeunes hommes que vous peignez représentent-ils une part de vous-même ?
CS : Sans doute, même si je ne les regarde pas de cette façon. Bien que je puise mon inspiration dans les traditions de mes ancêtres, je veux garder certaines choses secrètes sur moi-même et mon héritage... La pudeur est importante.

LO : Vos personnages masculins sont dotés d’étranges yeux blancs... Pourquoi ?
CS : Les pupilles m’ont toujours gêné dans mon travail. Je préfère ne pas les peindre, d’autant qu’en les laissant blanches, cela réveille une certaine spiritualité, une autre forme de puissance... Mais j’ai encore des difficultés à savoir d’où cela vient. Il m’a fallu du temps, par exemple, pour comprendre que les fleurs, prédominantes dans mon œuvre, me remémoraient mon enfance. Les premières années, je les ai passées avec ma mère qui faisait de très beaux bouquets, puis je suis parti vivre avec mon père, où il y avait également des fleurs partout. Ce n’est que plus tard que j’ai saisi toute leur beauté.

LO : Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
CS : Sur quelque chose de très emportant pour moi : la violence. Celle à laquelle j’ai assisté dès mes 5 ans, quand j’ai vu mourir une personne sous mes yeux. Celle à laquelle j’ai été confronté récemment, en étant atteint du coronavirus. J’ai dû me battre pour rester en vie en voyant mon père en mourir, en décembre dernier. La mort est l’une des nombreuses violences auxquelles nous sommes confrontés au long de nos existences. C’est ce qui me consume actuellement, et que j’essaye de conjurer avec mon pinceau.

LO : Quel est votre plus grand rêve?
CS : De contribuer à l’histoire de l’art, de m’inscrire dans une mouvance de peintres qui viennent du monde entier et qui changeront la narration artistique !

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