Frieze London fête ses 20 ans
Frieze London célèbre cette année deux décennies décisives dans l’histoire de l’art contemporain. Avec ses protagonistes d’hier et d’aujourd’hui, L’Officiel revient sur 20 ans effervescents.
“Nous étions trop jeunes et stupides pour imaginer ce qui nous attendait”, se remémore Amanda Sharpe. Avec Matthew Slotover, ils ont imaginé ce qui allait devenir l’évènement où se presseront tous ceux et celles qui animent – protagonistes et passionnés – le monde de l’art contemporain, auxquels s’est ajouté tout ce que Londres compte de mondains. Slotover, associé à Tom Gidley, avait créé le magazine Frieze en juin 1991, rejoint un mois plus tard par Amanda – leur numéro inaugural publia la première interview de Damien Hirst. “Dans les années 90, se souvient-elle, nous étions toujours très excités par la perspective d’aller à Art Basel pour découvrir des artistes, nouer des amitiés. Londres commençait à beaucoup changer, il y avait des galeries qui ouvraient, des écoles d’art donnaient naissance à des artistes passionnants. C’était un moment essentiel pour la vie londonienne, galvanisant. Londres avait beaucoup à offrir comme perspectives pour une foire et ne pouvait qu’en bénéficier. À part dans les magazines, il n’y avait aucun endroit où s’informer sur l’évolution de l’art et ses tendances, à moins de voyager tout le temps, à la Biennale de Venise, à Documenta. Mais il n’y avait pas de point de rencontre pour des curateurs, des galeries, des artistes,des journalistes. Il y avait un véritable besoin d’une foire internationale répondant à ces attentes. Personne n’y avait pensé! Nous avons sauté le pas.” C’est peu dire que le succès fut immédiat : “Il y avait 120 galeries à la première édition et 160 à la deuxième. C’était conséquent, avec une dimension internationale dans la représentation.” Hans Ulrich Obrist, codirecteur des expositions et directeur des projets internationaux de la Serpentine Gallery de Londres, le confirme : “À Londres, depuis les années 60, il y avait une effervescence pluridisciplinaire, où les mondes de l’art, du design, de la musique s’entremêlaient.”
De la vision intuitive à sa réalisation, il y avait cependant quelques obstacles à franchir : “Le plus gros souci, c’était de créer un espace assez vaste et flexible pour nous accueillir, détaille Amanda. Nous ne voulions pas investir un centre de conférence. Nous avons regardé une carte de Londres, pour repérer les espaces verts... Il fallait un lieu central, facile d’accès. Regent’s Park a d’abord refusé. Puis, curieusement, ses responsables sont revenus vers nous pour donner leur accord.” Aujourd’hui mythique, la tente qui abrite la foire était plus qu’une évidence, une nécessité : “Si nous avions pris conscience du travail exigé, nous aurions été intimidés... Mais ce choix nous a permis d’établir notre identité, et de tout choisir, jusqu’au traiteur et restaurants, plutôt que d’être tributaires des prestataires d’un lieu déjà existant. D’un point de vue architectural, nous avons pu être plus ambitieux.” C’est toute la ville qui s’en est trouvée comme réagencée. “Du point de vue de l’urbanisme, c’était très important. Cela dépasse de loin les frontières de la grande tente où elle se tient”, développe Obrist. Ils ont pu également bénéficier d’une dizaine d’années à concevoir leur magazine, et des contacts ainsi solidement établis : “Nous étions guidés par l’ambition ludique de créer une communauté d’artistes, et de leur offrir une plateforme. Nous n’avions pas de relations préexistantes avec le marché de l’art, avant d’ouvrir Frieze, nous n’avions jamais rencontré de collectionneurs! Dix-huit mois avant l’ouverture, nous avons fait venir une curatrice, Polly Staple, pour nous aider à penser ce projet de manière plus concrète en termes de programmation et d’organisation.”
En 2023, Eva Langret, nommée directrice artistique en 2019, théorise ainsi la vocation de Frieze : “L’identité, c’est l’innovation,les nouvelles pratiques, perspectives, voix – qu’elles soient celles des artistes, des galeries ou des curateurs.” Angelina Volk, directrice de la galerie Emalin, souligne que Frieze, au-delà de son aura mondiale, a aussi tenu ses promesses en termes de mise en avant des nouveaux talents. “La semaine suivante après notre ouverture, en 2016, nous participions à Frieze. Il y a des aides pour les jeunes galeries, pour s’y présenter, pour leur offrir une visibilité indispensable à leur croissance. Elle permet aussi des initiatives institutionnelles, comme Art Entreprise, Frieze Tate Fund ou Contemporary Arts Society Fund, assez peu de foires établissent de telles passerelles.” Cet esprit, intrinsèquement bienveillant, anime Eva Langret : “Je voulais perpétuer ce legs unique, ce travail de soutien aux artistes et galeries. Les questions sont les mêmes qu’aux débuts : qu’est-ce qui fait aujourd’hui et demain? Qu’est-ce qu’il faut mettre en lumière? Je tenais à me souvenir d’où vient Frieze et adapter cet ADN originel au monde contemporain.” À l’occasion des 20 ans de la foire, elle a mis en place un programme inédit : “Artist to Artist, dans lequel des artistes qui ont fait l’histoire de Frieze, grandi avec elle, ont choisi de jeunes artistes. Nous avons voulu mettre au centre du propos les créateurs et choisi huit d’entre eux qui, déjà dans leur quotidien, soutiennent la jeune création, soit à travers des studios comme Tracey Emin à Margate, ou enseignent. C’est un passage de relais métaphorique.” Évidemment, la crise sanitaire a eu un impact sur l’évènement : “Parmi les effets bénéfiques de la sortie de la pandémie, je soulignerais la coexistence des différentes générations de galeries et d’artistes.” Un monde artistique moins cloisonné, certes, et aussi de plus en plus stimulant : “Je suis toujours très curieux : la recherche fait partie de mon travail, explique Obrist. Les foires, en tant que curateur, sont un aspect de ma recherche, en parallèle des visites de studios et des visites de galeries et musées, etc. Elles sont un peu des encyclopédies. On y voit des artistes émergents, elles prennent en considération que le futur s’invente aussi avec des fragments du passé. Beaucoup d’artistes n’ont pas eu la visibilité qu’ils auraient méritée. Dans cet âge d’informations permanentes, il y a des formes d’amnésie. Frieze Masters met l’accent sur les artistes qui n’étaient pas exposés de leur temps, par exemple, et c’est très important. C’est là que Judy Chicago a été remise en lumière sur le stand de Riflemaker en 2013. On connaissait ses livres, mais il fallait vraiment revisiter son œuvre, que l’on montrera l’année prochaine à la Serpentine.” De son parcours (elle a été curatrice pour plusieurs organisations à but non lucratif, comme The Delfina Foundation, la galerie 198 à Brixton, The Wapping Project et dirigé la galerie Tiwani Contemporary), Eva a tiré une approche en harmonie avec l’identité de Frieze : “J’ai appris comment marche le monde de l’art en tant qu’écosystème, il est composé de plusieurs parties : les écoles d’art, les studios, les foires, les ONG, les fondations. Ce qui m’intéresse, c’est de faire en sorte que toutes ces données participent de la réussite de Frieze, et de mettre en lumière la communauté que cette foire représente depuis ses débuts avec les partenariats, les institutions, comme la Tate Modern, le Camden Art Center, Contemporary Art Society, pour faire en sorte que tout l’univers de l’art bénéficie de la démarche de Frieze.” En effet : “Pendant la foire, nous organisons des évènements à la Serpentine, et aujourd’hui encore je croise beaucoup de gens qui étaient d’abord venus pour Frieze. Ces gens dirigent désormais des galeries, des studios, etc.”, révèle Obrist. Ce dernier prépare à cette occasion une programmation particulièrement séduisante : "Nous avons un programme très dense. Notre Pavillon réalisé par l’architecte franco-libanaise, Lina Ghotmeh accueillera Park Nights, notre programme live. Lina a créé une structure devant l’espace de Serpentine Sud, qui accueillera des performances. On montrera aussi des sculptures inédites de Georg Baselitz. Cette exposition résonnera avec les voix contemporaines et les artistes tels que Tracey Emin, Rashid Johnson, Rose Wylie et Alvaro Barrington rendront hommage à l’artiste et mettra en lumière une autre façon de voir l’œuvre de Baselitz…Nous présenterons aussi des œuvres interactives de l’artiste brésilien Gabriel Massan et ses collaborateurs à Serpentine Nord – le point culminant de dix années de travail de notre département Arts Technologies et mettant l’accent sur une nouvelle génération d’artistes brésiliens. Ce projet est constitué d’un jeu, d’une exposition et d’éléments NFTs générés par Tezos. Enfin l’œuvre murale et monumentale de l’artiste Atta Kwami sera également en exposition. D’autres surprises feront partie du programme de Serpentine cet automne, et notamment un avant-gout du Serpentine Marathon qui fera son grand retour en 2024." Frieze présente une autre particularité, ses déclinaisons à l’international : “Nous ouvrons des foires dans des villes qui sont pertinentes, qui se nourrissent des scènes artistiques singulières et bouillonnantes, détaille Eva. Nous ne sommes pas à Séoul, New York ou Los Angeles par hasard. Nous nous demandons toujours ce que nous pouvons leur apporter, ce que nous pouvons développer comme interactions avec leur écosystème artistique.” Ces extensions réjouissent Angelina : “Elles offrent une opportunité exceptionnelle, notamment pour se développer aux États-Unis.” Par son rayonnement, Frieze peut bouleverser complètement la carrière d’un ou une artiste. “Il y en a tellement pour qui elle a changé la donne. Je suis fière que tous les gens avec qui j’ai travaillé aient fait leur chemin personnel, des stagiaires jusqu’aux artistes,” confirme Amanda. D’un bout à l’autre de l’histoire de Frieze, l’on perçoit ainsi intensément la continuité, la cohérence. Pour reprendre la formule d’Amanda Sharpe : “Nous avons capté le zeitgeist (l’air du temps) culturel.” Il faut croire que les antennes de Frieze, et l’énergie curieuse, généreuse qui les guident, sont toujours aussi finement orientées.
Du 11 au 15 octobre. https://www.frieze.com/