Billie Eilish : "Les gens ont une vision du monde tellement stéréotypée"
Traduction : Mathieu Warsky
Photographie : Jory Lee Cordy
Stylisme : Henna Koskinen
Coiffure : Joseph Chase
Casting : @jenjalouse
Remerciements : Florent Farinelli
Durant des décennies, le modèle de la pop star américaine est resté inchangé. L’archétype Disney de la fille innocente mais qui déborde de sex-appeal a bien joué le rôle que les maisons de disques lui ont attribué. On a vu les Britney, Miley et Selena dominer non seulement les charts, mais aussi la pop culture. Elles étaient partout, parfaitement lisses, entraînées aux médias pour plaire à la masse. Elles ont pavé la route d’une opée de chanteuses manufacturées que rien ne semblait pouvoir arrêter.
Quand Billie Eilish débarque, l’industrie ne sait pas quoi en faire. Elle s’est fabriqué un style de pop unique, par-delà les genres, qui combine voix angélique et production plus sombre et envoûtante. Ses paroles ne parlent pas d’un crush sur le garçon populaire du lycée ; elle préfère jouer avec des personnages imaginaires et des thèmes conceptuels, est dotée d’une sophistication futuriste que ses prédécesseures ne possédaient que rarement. Par bien des aspects, Billie déchire et jette à la poubelle le vieux règlement de la musique mainstream, que trop d’artistes féminines ont été jusqu’alors contraintes de respecter. Elle porte un uniforme composé presque exclusivement de survêtements couleurs tapageuses, que ce soit sur scène ou sur les tapis rouges. Elle est brute, sans filtre, et selon ses propres mots, elle s’en “bat les couilles”, que ça plaise ou non. Mais il s’avère que ça plaît, beaucoup.
Fraîche sincérité
Au moment de notre interview, Billie, 17 ans, va annoncer dans quelques jours la sortie de son premier album, When We All Fall Asleep, Where Do We Go? Elle s’est fait des millions de fans avec une poignée de singles, et un EP, Don’t Smile At Me. Avoir amassé un tel following, et joué des concerts complets un peu partout dans le monde avant même d’avoir sorti un album, n’est pas donné à tout un chacun. Quel effet ça fait? "Ça semble irréel. Genre, littéralement fou, dit-elle. J’ai travaillé vraiment longtemps sur cet album, et vraiment dur. Il y a eu plein de disputes, chaque aspect a été discuté inlassablement, et maintenant, putain, ça sort enfin. Les visuels sortent aussi, et puis je vais pouvoir le jouer en live. Oui, je me réjouis de ce qui m’attend. Mais oui, je ressens la pression à mort."
Billie n’a jamais hésité à s’ouvrir sur la pression de la célébrité, ou l’intensité de son emploi du temps. Et elle fait preuve d’une rafraîchissante honnêteté quant à la réalité de sa vie. Dans ses interviews disponibles en ligne, Billie reconnait souffrir de troubles mentaux, et discute candidement de l’épuisement et de l’isolation de la vie en tournée. Contrairement à tant d’autres dans sa position, elle n’édulcore pas la vérité. "Je vois pas l’intérêt de faire une interview si les réponses sont bidon. Ça n’a pas de sens. Pourquoi s’emmerder à faire une interview dans ce cas ? Les gens veulent entendre vos opinions véritables."
Si cette attitude est un rêve pour les journalistes qui ont le plaisir de la rencontrer, je me demande si sa sincérité lui a attiré des ennuis côté coulisses. "Je veux dire, j’adore toute mon équipe, mais bien sûr, elle préférerait sans doute que je ne dise que des choses positives dans la presse, que je n’exprime que mon excitation à faire ce que je fais, confie Billie. Je sais ce que je devrais dire, je connais les réponses parfaites pour une artiste de mon âge, mais honnêtement, je m’en bats les couilles."
Et c’est sans doute parce que sa priorité : c’est la musique. Elle y travaille depuis qu’elle a 11 ans ; déjà, elle écrivait et se produisait avec son grand frère, Finneas. L’enseignement à domicile leur a laissé du temps et du champ pour grandir en tant qu’artistes, dans différentes disciplines – Billie a toujours été danseuse autant que chanteuse. "Si j’étais allée dans une école normale, j’aurais été vraiment malheureuse. Je pense que je me serais énormément droguée, plaisante-t-elle. Je ne pense pas avoir raté quelque chose, je n’ai jamais été attirée par ce qui est ‘normal’ ou traditionnel."
Sourire davantage ?
En 2016, le fruit du travail de Billie et Finneas a été validé dans le monde entier, quand leur premier single Ocean Eyes a explosé sur internet. Sombre, rêveuse, futuriste, la chanson a montré la route à suivre pour leur son, qui doit beaucoup à la passion de Billie pour la danse et les mouvements. "Ocean Eyes a littéralement été créé pour une danse, se souvient Billie. Toute la question était : comment rendre ça dansant ? Qu’est-ce qu’on peut ajouter pour donner envie de lever une épaule ici, ou de bouger comme ça là. Pour moi, si on ne peut pas danser sur une chanson, alors ce n’est pas vraiment une chanson, tu vois ?"
Le succès d’Ocean Eyes a catapulté Billie dans la lumière, et les journaux l’ont décrite comme un prodige musical précoce. Elle n’avait que 15 ans quand la chanson est sortie : presque tous les articles de cette époque parlaient surtout de son âge, mais elle a toujours répondu que sa jeunesse n’a rien à voir avec ses capacités de composition. L’an dernier, au début d’un minidocumentaire Apple, elle a eu ces mots poignants : "Pas besoin d’être amoureuse pour écrire une chanson d’amour, ni de haïr quelqu’un pour faire une chanson de haine." Pourtant, à 17 ans, les expériences de Billie commencent à contaminer son processus créatif : elle grandit, et elle est plus inspirée que jamais. "J’ai toujours dit qu’il n’est pas nécessaire d’avoir vécu ce sur quoi on écrit. Ceci dit, à 12 ou 13 ans, je n’avais rien vécu qui ressemble à ce que j’ai pu vivre dernièrement. C’est difficile à expliquer... Dans mes chansons, j’aborde plein de différentes situations, mais en vrai je ne suis tombée amoureuse pour la première fois que l’an dernier. Je n’avais jamais ressenti ça avant."
On est tous d’accord : l’adolescence est une période douce-amère. Beaucoup de premières fois, qui peuvent changer une vie et briser une âme. La plupart d’entre nous ne la traversons pas sous un microscope, avec 14,4 millions d’abonnés prêts à partager leur avis. On attend des jeunes femmes sous les feux de la rampe qu’elles soient des modèles pour leur jeune public. “C’est de la merde. T’imagines pas combien de fois on m’a dit de sourire davantage, de porter des vêtements à ma taille. On m’écrit : ‘Si tu portais des sapes plus girly et que tu te maquillais, on t’aimerait tellement plus!’ ou bien ils me demandent d’écrire des chansons plus gaies, dit Billie avec lassitude. Et tout ce truc de ‘s’habiller comme un garçon’, du coup les gens pensent que je suis gay. Ces gens ont une vision du monde tellement stéréotypée.”
Elle ajoute que son nouvel album a de quoi plaire à tout le monde. "J’espère que ça ne fait pas mensonge. Mais honnêtement, toutes les chansons de l’album sont différentes, c’est quelque chose que mon frère et moi avons toujours eu à cœur de faire. Si on met cinquante personnes dans une pièce, et qu’ils ont tous un genre de musique préféré, alternatif, rock, hip-hop, on veut que chaque personne dans cette pièce aime au moins une chanson de l’album."
La semaine qui suit notre interview, je passe devant un immense panneau à Hollywood qui annonce le nouvel album de Billie. On la voit assise sur un lit, un sourire fou aux lèvres, les yeux blancs, comme son survêtement. L’image est à la fois glaçante et enjouée, et on se demande ce qu’en pensent les milliers de gens qui roulent chaque jour sur Sunset Boulevard. Moi qui ai grandi à une époque où les jeunes chanteuses de pop étaient si sexualisées que c’en était grotesque, ça me réchauffe le cœur de voir quelqu’un comme Billie devenir une nouvelle icône de la musique, admirée par des jeunes des deux sexes. Son attitude est authentique, sa rébellion n’a pas été décidée par un conseil d’administration de label pour vendre un disque. Elle a simplement refusé de participer à ce simulacre qu’on a vu tant de fois dans la pop culture et la musique mainstream : les régimes, les faux sourires, les interviews prémâchées. “Je n’ai pas de robe ou de jupe. Ni de talons hauts, dit Billie. Je m’en bats les couilles.”
Retrouvez Billie Eilish en une du numéro d'Avril 2019 de Jalouse Magazine