Isabelle Adjani : "Je n’aime pas qu’on me rappelle ni aux autres femmes, notre âge"
Interprète de figures féminines inoubliables, en lutte avec les préjugés et les limites des rôles imposés par la société, l’actrice revient avec deux nouveaux films, “Diane de Poitiers” de Josée Dayan, film prestigieux en deux parties pour la télévision, et “Mascarade” de Nicolas Bedos, comédie éclatante pour le cinéma, et au théâtre avec “Le Vertige Marilyn”.
L’OFFICIEL : Pendant de nombreuses années, les médias semblaient totalement obsédés par vous, essayant de percer votre mystère. Ils ont célébré votre beauté et votre talent, vous ont qualifiée d'icône et ont pu fabriquer des rumeurs comme celle du sida dans les années 80 ou des commentaires jugeant vos relations personnelles ou questionnant votre équilibre. Pourquoi pensez-vous que vous polarisez autant les attentions et les opinions?
ISABELLE ADJANI : Ce qui est vrai, c’est qu’il y a eu un amalgame entre l’intensité que j’ai toujours apportée dans mes interprétations, et parfois à la limite de l’équilibre psychique, si les rôles le proposaient, et ma propre personnalité, comme si on imaginait qu’il allait de soi que je devais ressembler à ces femmes au bord du gouffre (rires)... heureusement que le ridicule ne tue pas, et puis l’obsession à traquer en moi le mystère de mes origines – mon père était algérien d’origine et ma mère allemande – à une époque où la notion de diversité n’existait pas dans notre société et où le racisme battait son plein en France. Subir la bêtise peut rendre totalement paranoïaque, mais comme je suis d’une solidité psychique à toute épreuve, ça m’a seulement rendue triste et prudente, et je me suis intéressée aux dérèglements comportementaux du collectif face à la célébrité, surtout quand il s’agit d’une fille, de la jeune fille très jeune que j’étais, à l’époque. En évoquant le mystère, la société se donne le droit de l’éclaircir : s’il y a mystère, c’est qu’il y a des secrets à découvrir, et des secrets à révéler mais surtout des secrets à inventer quand on ne trouve rien. C’était le même mécanisme qui était à l’œuvre dans la chasse aux sorcières du Moyen-Âge au XVIIe siècle. Une femme libre, indépendante, forte devenait très vite suspecte de commerce avec le diable. Pas besoin de preuve, impossible de se défendre, une méchante rumeur suffisait pour la condamner. Par exemple, dans Diane de Poitiers, film en deux parties que j’aime énormément, que j’ai tourné pour la télévision, avec Gaia Girace (Catherine de Médicis jeune) sous la direction de Josée Dayan, il existe le rôle d’une courtisane (jouée par Virginie Ledoyen) jalouse de la beauté inaltérable et du pouvoir irrésistible de Diane de Poitiers, et qui fait tout pour éveiller les soupçons de l’Inquisition sur ses hypothétiques pratiques occultes... Le metteur en scène François Ozon avec qui j’ai tourné Peter Van Kant dit de moi que je déclenche les passions... je n’ai jamais compris pourquoi et je ne comprendrai jamais pourquoi... L’ignorance, la jalousie, la malveillance m’ont fait pleurer il y a longtemps, mais maintenant ça me fait beaucoup rire. Peut-être est-ce le destin des stars... Quand on essaie d’assigner de façon machiste une femme pas trop bête à résidence, fût-elle celle du talent ou de la beauté, qu’elle s’échappe immédiatement ! Mais passons à autre chose, non ?
L’O : Vos racines ont-elles rendu vos débuts plus difficiles ? Aujourd’hui, elles seraient plutôt vues comme un symbole d’inclusivité...
IA : Mes racines n’étaient pas visibles. Les préjugés m’ont protégée des préjugés! Et puis la France dans laquelle j’ai grandi était celle de l’intégration, cette promesse républicaine magnifique de l’égalité. Si on parle d’inclusion aujourd’hui, c’est parce que l’intégration n’a pas bien fonctionné, que les immigrés et les enfants issus de l’immigration ont dû faire face à des discriminations qui ont produit de l’exclusion. Quant à l’inclusion, elle fait encore office d’exception et elle reste très fragile. En France et dans d’autres pays européens, certains veulent en venir à l’expulsion qu’ils appellent la remigration ! C’est épouvantable. Les immigrés et leurs descendants sont suspectés d’être à l’origine de tous les maux de notre société, une nouvelle forme de chasse aux sorcières...
L’O : Pourquoi êtes-vous devenue actrice et qu’est-ce qui continue de vous intéresser dans ce métier? Vous sentez-vous aussi à l’aise en tant que chanteuse qu’en tant qu’actrice?
IA : Je me demande si devenir actrice ne fut pas un moyen de m’intégrer définitivement en me fondant dans mes personnages... J’ai fait partie des quelques actrices que l’on a appelées “petite fiancée du cinéma français” pour marquer leur entrée dans la grande famille de ce cinéma. Très vite, j’ai profondément désiré devenir comédienne comme de nombreuses jeunes filles, habitées par le théâtre et la littérature. Dès qu’une opportunité s’est présentée, je n’ai pas hésité malgré les préventions de mes parents qui trouvaient que ce n’était pas un métier convenable : il ne fallait pas attirer l’attention, ne pas faire de bruit... J’ai fait tout le contraire, je me suis même mise à chanter ! J’éprouve autant de plaisir à chanter qu’à jouer, ces deux expressions artistiques me permettent d’être encore plus libre, d’échapper aux cases, aux catégorisations. Quand je chante, on peut m’entendre sans me voir, quand je joue on peut me voir sans m’entendre... Hahaha !
L’O : Quels personnages considérez-vous comme les plus intéressants de votre carrière? Et quels films?
IA : Eh bien si je devais tirer de mon tarot trois cartes de trois personnages, je choisirais une artiste, Camille Claudel (Camille Claudel de Bruno Nuytten), une reine, Marguerite de Valois (La Reine Margot de Patrice Chéreau) et une enseignante, Sonia Bergerac (La Journée de la jupe de Jean-Paul Lilienfeld). Ces trois femmes, à des époques différentes et avec des fonctions et des statuts différents, essaient de s’opposer à la violence des hommes et à l’oppression des femmes par un système patriarcal qui les cantonne toujours à des seconds rôles malgré leur talent, leur détermination, leur courage. Plus une femme s’affirme et plus la résistance est grande, plus elle se met en péril : l’exil pour Margot, l’asile psychiatrique pour Camille, la mort pour Sonia. Ce sont des personnages tragiques mais très modernes, car ce “devenir femme” met en danger les sociétés dominées par les hommes dès lors que ce sont les femmes elles-mêmes qui définissent la femme qu’elles veulent être. Trois personnages, trois films auxquels je rajouterais trois “dramédies”, La Gifle de Claude Pinoteau, Tout feu, tout flamme et Bon Voyage de Jean-Paul Rappeneau qui ont éprouvé mes capacités à jouer la comédie, à être drôle. Pour finir, deux films incandescents qui marquent mon parcours comme deux brûlures de degrés différents : Possession d’Andrzej Zulawski et L’Été meurtrier du merveilleux Jean Becker...
L’O : La mode et vous. Quelles ont été vos robes les plus emblématiques ? Et vos créateurs préférés ? Quel est le photographe que vous aimez le plus et qui a le mieux saisi votre personnalité ?
IA : La robe la plus iconique est sans aucun doute celle que je porte actuellement dans la performance Le Vertige Marilyn. Il s’agit de la robe en velours noir au décolleté vertigineux de Christian Dior que portait Marilyn Monroe lors d’une séance photo avec Bert Stern quelques semaines avant sa mort en 1962. Une robe iconique, une robe d’icône, une robe de star.
J’aime beaucoup le travail de Maria Grazia Churi, la directrice artistique de Dior. Elle arrive à capter l’essence de la féminité de toutes les époques dans des créations résolument contemporaines : elle s’empare des siècles au lieu de les visiter. J’ai une pensée particulière pour Alber Elbaz emporté par le covid en avril 2021 alors qu’il venait de présenter la première collection de sa propre marque AZ Factory au mois de janvier. C’était un être d’une extrême délicatesse, qui nous laisse les superbes créations de ses années Lanvin. Alexandre Mattiussi, le fondateur d’AMI, est mon créateur chéri... son travail est l’air du temps. L’air idéal.
Quant aux photographes, Richard Avedon est, sans hésiter, celui qui a dévoilé mon âme avec son regard, Dominique Issermann a saisi très tôt chez moi des émotions à fleur de peau, et Brigitte Lacombe, immense portraitiste dont la signature marquera l’histoire de la photo, a fait de moi des photos incomparables de vérité.
L’O : Quelles sont vos priorités désormais? Qu’aimeriez-vous accomplir ?
IA : Mes priorités sont très basiques : ma famille, mes deux fils, Barnabé et Gabriel-Kane, les deux enfants de mon frère Éric, qui n’est plus de ce monde, ma nièce Zoé et son frère Théo. Mon travail d’actrice et de chanteuse. Et la cause animale dont la défense est en train de prendre une ampleur inédite, c’est fantastique. Tout ça est basique mais très prenant, et je tiens également de plus en plus à passer des moments précieux auprès des gens que j’aime, car nous allons tous disparaître physiquement de la vie des autres, je n’oublie plus que nous sommes de passage, la mort occupe beaucoup mes pensées. Donc ce que j’aimerais par-dessus tout, pour apporter un peu de gaité dans ces confidences (rires), c’est devenir une superhéroïne aux superpouvoirs pour maîtriser le temps et calmer la folie de l’humanité, la calmer seulement car elle peut encore produire le meilleur : si nous pouvons dompter nos propres démons, ce sont les monstres collectifs dont nous stopperons la croissance ! Mais ce que j’aimerais bientôt, c’est enfin réaliser un film, comme Mélanie Laurent, une fille que je trouve géniale, l’actrice comme la réal, qui va me diriger cet automne dans son nouveau film La Grande Odalisque, un film d’action féminin.
L’O : Comment décririez-vous votre tout dernier rôle dans Mascarade ?
IA : Martha dans Mascarade est une actrice dont la célébrité est en perte de vitesse, qui refuse d’abandonner la course au succès, une femme aux amours fanées qui veut toujours croire à la possibilité d’une nouvelle étincelle. Nicolas Bedos a écrit le personnage de cette manipulatrice qui prend le diable à son propre piège en instrumentalisant son petit monde courtisan, pour la filmer ensuite dans le désespoir de ne pas être aimée avec sincérité. Elle pense être une redoutable intrigante, mais c’est elle qui se fait avoir comme tous les autres personnages ! Telle est prise qui croyait prendre ! Un genre de comédie fidèle à la signature de Nicolas Bedos, dans laquelle la dérision mène le jeu!
L’O : Vous serez Diane de Poitiers, une femme célébrée pour sa beauté extraordinaire, son raffinement et pour sa capacité à entretenir l’amour d’un roi beaucoup plus jeune qu’elle. L’âge et la beauté sont un thème très ennuyeux, mais en même temps il est important de maintenir la conversation pour changer l ’ancienne perception... Que pensez-vous du vieillissement ? Comment a évolué votre idée de la beauté ?
IA : Qui aime vieillir? Je n’aime pas qu’on me rappelle ni aux autres femmes, notre âge... parce que, par expérience, la misogynie n’est pas loin. L’arnaque, c’est de parler de la sagesse apaisante, de l’expérience rassurante, des passions moins exaltées... ce coup-là, on ne le fait à aucune femme! Moi, je n’ai pas besoin d’être rassurée mais reste que oui, l’âge est un mur de verre contre lequel les actrices peuvent se fracasser si elles n’arrivent pas à se réinventer ! Aujourd’hui, la bonne nouvelle, c’est que les femmes font 20 ans de moins que leur âge, ont les moyens de s’occuper d’elles de façon pérenne et de se maintenir en forme en continuant à aimer leur corps et leur visage.
Je ne suis pas Diane de Poitiers, je ne bois pas de philtre à base de poussière d’or... Il y a des protocoles dermato-esthétiques qui permettent à toutes les femmes de s’exercer à la beauté comme à un sport de combat contre la gravité. En revanche, cocher la case “extrêmité” pour se fabriquer la tête et les fesses de Kim Kardashian ou de Madonna, ça, ça cloche! On peut méditer au sens propre sur le temps qui passe si on s’entraîne en mode beauté-santé tous les jours! Je bannis les pesticides et les médicaments chimiques, et je bénis les thérapeutes, comme Marion Kaplan, qui apporte le soin à travers la nutrition. C’est ce que je ressens; le respect de sa santé génère du sacré et apporte l’éclat, cette beauté-là, c’est à la fois le fondement et l’accomplissement de notre existence au féminin, bien au-dessus de la beauté cosmétique.
L’O : En tant que société, nous vivons des temps difficiles, de la pandémie aux guerres en passant par le changement climatique. Comment appréhendez-vous cela ?
IA : J’ai cette volonté en tant que mère, en tant que citoyenne, en tant qu’être humain, mais quand tous les signaux sont au rouge, comment ne pas baisser les bras? En tant qu’artiste, j’espère que mon travail contribue parfois à regarder et à ressentir le monde différemment, à ouvrir des perspectives là où tout paraît bouché. Et puis, quand je sens que je peux utiliser ma notoriété pour faire passer les messages de militants remarquablement constants et courageux, qui sur le terrain essaient de sauver et de changer le monde, je le fais, sans pour autant me prendre pour une activiste... En toute humilité, je suis une actrice passionnée pas une pasionaria.
Par FABIA DI DRUSCO - Photographie SANDRA FOURQUI - Stylisme FAROUK CHEKOUFI