Karl et ses femmes : découvrez l'histoire derrière l'homme et ses muses
Portrait du créateur du point de vue des femmes qui l’ont accompagné tout au long de son parcours et auquel le Met Costume Institute, à New York, consacre sa grande exposition du printemps.
Texte de FABIA DI DRUSCO
S’il est impossible de penser à Yves Saint Laurent sans penser à sa coterie féminine composée d’inspiratrices, de collaboratrices, de confidentes, de Loulou de La Falaise à Clara Saint, de Paloma Picasso à Talitha Getty en passant par Catherine Deneuve, quand ce ne sont pas de véritables alter ego comme Betty Catroux, Karl Lagerfeld a également, lui aussi, vécu entouré de femmes qui ont été fondamentales dans l’évolution de sa carrière et de son style. À commencer par sa mère, froide et distante, jugeant sévèrement, n’ôtant jamais ses gants pour ne pas montrer ses mains qu’elle trouvait laides, et si impatiente qu’elle a laissé au jeune Karl l’habitude de parler vite afin qu’il puisse terminer son propos avant qu’elle n’ait quitté la pièce. Une mère dont il a réinventé l’histoire un nombre incalculable de fois, tantôt vendeuse de lingerie dans une boutique berlinoise tantôt aristocrate bohème capable de jouer du violon et de piloter des monoplans pendant la Première Guerre mondiale. Mais le créateur a aussi été entouré de femmes qui l’ont aidé à développer son imagination, comme Andrée Putman qui lui insuffle une passion pour l’Art déco, des femmes propulseurs de carrière, comme Gaby Aghion qui l’a appelé chez Chloé, des visionnaires de la mode comme Anna Piaggi et Amanda Harlech qui l’ont aidé à définir le style de Chloé, Chanel et Fendi, des mannequins à qui il a confié l’incarnation de Chanel, comme Inès de la Fressange et Claudia Schiffer, mais aussi des bras droits comme Virginie Viard et Silvia Venturini Fendi.
Il avait ce genre de charisme qui rendait le fait de travailler avec lui merveilleux jour après jour
- Christelle Kocher
Parmi les plus belles descriptions que l’on a faites de son travail, celle d’Amanda Harlech lors du CFDA 2019 en fait partie. Elle se souvient de sa “façon profonde et mercuriale de raisonner”, de sa capacité à organiser son esprit comme “une enfilade de pièces où chacune était différente des autres”, ne confondant jamais les identités des différentes marques pour lesquelles il travaillait, de sa conviction que “Paris était radicalement différent des villes italiennes, plus délicat, moins sensuel, viscéral et coloré”, de sorte que “Chanel ne pourrait jamais être une maison italienne ni Fendi une maison française”. Selon Amanda Harlech, “Lagerfeld était stimulé par l’énergie des autres”, “il combinait Le Corbusier et le baroque, Versailles et le punk, l’Égypte ancienne et New York”, il avait “l’impatience du visionnaire” et pour traduire ses croquis en vêtements, il exigeait de son équipe “des actes de foi pour lesquels il vous récompensait par une loyauté et une gentillesse absolues”.
Claudia Schiffer, qui est devenue “la” femme Chanel en 1988, faisant exploser les ventes de minicombinaisons en tweed pastel, se souvient : “Karl Lagerfeld est entré dans ma vie quand j’avais 18 ans et l’a changée à jamais. Nous avons collaboré pendant plus de trente ans sur d’innombrables campagnes Chanel, des magazines de mode et des livres. Il m’avait vue sur ma première couverture du Vogue anglais, photographiée par Herb Ritts, et a demandé à me rencontrer. Je suis arrivée à l’atelier de la rue Cambon très nerveuse, mais après quelques heures, j’étais déjà en train d’ajuster la nouvelle collection. Peu après, nous sommes partis pour Deauville, où Gabrielle Chanel avait ouvert sa première boutique en 1913. L’équipe de Karl comprenait Eric Pfrunder, son directeur de l’image, et j’ai immédiatement été intégrée à leur famille. Une autre campagne dont je garde un souvenir très particulier a été tournée à Vienne. À un moment donné, Karl a valsé et ri devant nous.”
Il était incisif, très rapide, plein d’énergie, doté d ’un esprit vif et d ’un grand sens de l’humour
- Claudia Schiffer
Le top-modèle le décrit comme “incisif, très rapide, plein d’énergie, doté d ’un esprit vif et d ’un grand sens de l’humour”, elle se souvient de sa culture encyclopédique, de sa capacité à absorber tout type d’influence, de sa générosité dans le partage de l’esthétique et des idées : “Il m’a vraiment ouvert l’esprit.” Vittoria Ceretti, mannequin préféré de ces dernières saisons et dernière mariée (dans un maillot de bain à paillettes argentées) à clôturer l’un de ses défilés, se souvient de lui comme d’un “mentor, un professeur, un grand-père extraordinairement dévoué et incroyablement gentil”. Il a été une figure initiatique pour Karen Elson : “Il m’a éduquée, m’a appris les techniques photographiques qu’il utilisait, m’a donné des livres sur des artistes dont je n’avais jamais entendu parler”. Cara Delevingne, à qui l’on doit la capsule “Cara loves Karl” lancée en septembre dernier, confie : “Karl m’a appris l ’ importance d’embrasser la bizarrerie”.
Karo Lebar, qui est responsable de l’image et de la communication de sa ligne de vêtements, a commencé à travailler avec lui en 1985 et est restée avec lui pendant trente-cinq ans. Elle se souvient de lui comme quelqu’un d’“extrêmement intelligent, intuitif, ouvert à tout, avec un point de vue particulier et souvent atypique”. Un épisode révélateur de son caractère ? “Un jour, je lui ai dit que j’étais furieuse parce que mon fils Louis, âgé de 11 ans, avait dessiné un graffiti dans l ’ascenseur de notre immeuble, et qu’ il avait fallu une éternité pour l’effacer. Il m’a demandé si le dessin était beau... et le lendemain, je dû lui demandé d’en dessiner un pour un projet de collaboration avec Macy’s.”
Il était extrêmement intelligent, intuitif, rapide, curieux, ouvert à tout, avec un point de vue particulier et souvent atypique
- Karo Lebar
Anna Wintour, rédactrice en chef du Vogue américain et directrice de la rédaction mondiale de Condé Nast, explique comment elle a choisi ses créations pour les grandes occasions de sa vie. “C’est en partie parce que j’aimais ses créations, elles exprimaient bien ce que j’étais et ce que j’espérais être. Mais c’est aussi à cause de Karl. En portant ses créations exquises, je me sentais proche de lui et rassurée dans les moments cruciaux par le réconfort d’un ami.” Bien sûr, tous les récits du Kaiser Karl ne sont pas aussi hagiographiques. Il suffit de lire The Beautiful Fall : Fashion, Genius and Glorious Excess in 1970s Paris d’Alicia Drake pour s’en faire une idée.
Parmi les ruptures les plus fracassantes figure celle avec Paloma Picasso, la seule parmi les mondaines à avoir réussi pendant des années à fréquenter à la fois Lagerfeld et Saint Laurent, malgré la rivalité féroce entre les deux, qui obligeait normalement à se ranger du côté de l’un ou l’autre clan – véritable équilibriste, en 1978, elle a réussi à se marier habillée en YSL le jour et en Lagerfeld la nuit. Elle rompra définitivement avec Karl quelques années plus tard en raison de ses attaques incessantes et déplacées à l’encontre de Saint Laurent. “C’est dommage que je n’aie pas trouvé d’autre moyen d’avoir des relations avec les gens qu’en les possédant ou en les détruisant”, commentera-t-il. Les posséder : la stratégie de séduction de Lagerfeld est toujours la même, inonder les élus du moment de cadeaux, de livres, de fleurs, de voyages en Concorde, de broches en diamant Fabergé, de vestes et de sacs Chanel, de fourrures Fendi, de suites au Ritz, pour les chasser une fois l’intérêt passé, ou suite à une faute jugée impardonnable.
C’est ce qui se passe avec Inès de la Fressange, que Lagerfeld impose d’emblée comme le visage de Chanel, dont il devient le directeur de la création en septembre 1982, à 49 ans et 11 ans après la mort de Mademoiselle. Inès a ouvert le premier défilé, celui de la haute couture en janvier 1983, a signé un contrat d’exclusivité et a été le visage de toutes les campagnes. “On a dit que j’étais sa muse, j’étais plutôt son bouffon”, écrit-elle dans son autobiographie, Profession mannequin. Pendant cinq ans, leur relation a été quotidienne, de l’après-midi au petit matin. Mais en 1989, Lagerfeld la “bannit”, officiellement parce qu’elle a accepté de poser pour le buste de Marianne, allégorie de la République française. En réalité, selon le mannequin, parce qu’il était jaloux de sa relation amoureuse avec son futur mari Luigi d’Urso. C’est en fait le même schéma qui caractérise sa relation avec le mobilier de ses maisons : chaque changement de lieu de vie correspond à un style radicalement différent, impliquant l’élimination complète, par le biais de ventes aux enchères, du mobilier antérieur, passant de l’Art déco total au mobilier du xviiie siècle ou au style Memphis. Pour Gaby Aghion, la fondatrice de Chloé, de qui Lagerfeld s’est séparé dans la controverse en 1983 après presque vingt ans de collaboration, ces ruptures répétées “étaient sa forme de liberté”.