Femmes

Maria Grazia Chuiri : "il faut transformer les erreurs en bonne énergie"

“We should all be feminists” affirmait-elle sur de simples T-shirts blancs, pour son entrée dans la mythique maison parisienne, reprenant les mots de l’auteure nigériane Chimamanda Ngozi Adichie. Trois collections prêt-à-porter plus tard, Maria Grazia Chiuri redessine les contours d’un new look portable et contemporain. Rencontre avec une femme saisissante d’intelligence et d’humanité.  
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Elle est tout de noir vêtue. Elégante. Presque féline. Les cheveux blonds platine, tirés en arrière, raie sur le côté, attachés par un élastique discret. Le regard charbonneux, souligné par un large trait de khôl ébène. Le teint nude, légèrement hâlé. Autour de chacun de ses doigts des bagues, baroques, imposantes, personnelles. Et au cou? Une multitude de colliers, dont au bout d’une chaîne le S, en version dorée, de Superman. Une coquetterie offerte par sa fille, Rachele, 21 ans, pour sa “super maman”. Ce matin de juillet, rue de Marignan, assise en plein rayon de soleil, dans un canapé cosy d’un des bureaux de la maison Dior, Maria Grazia Chiuri nous reçoit souriante, posée. “Il fait un peu froid non? En Italie, l’été il fait chaud. Et quand vient l’hiver il fait froid. C’est tranché.” Mais c’en est fini de la météo transalpine! Désormais installée à Paris, elle vit dans un appartement près des Invalides. Celle qui a repris les rênes d’une de maisons les plus importantes au monde dans le secteur de la mode reste toujours attachée à son pays. Née à Rome en 1964, fille de couturière, elle sait très tôt qu’elle fera carrière dans la mode. Adolescente, elle arpente les marchés vintage, puis étudie à l’Istituto Europeo di Design à Rome. Un poste chez Fendi, puis Valentino. Là, aux côtés de Pierpaolo Piccoli, son acolyte et ami, elle fait de la maison romaine une des griffes les plus désirables du globe. Mais en 2016, Maria Grazia met un point final à dix-sept ans de collaboration. Elle devient la première femme dans l’histoire de Dior à occuper le poste de directrice artistique. Il était temps alors que la maison de l’avenue Montaigne fête cette année ses 70 ans avec une incroyable exposition au musée des Arts déco, d’ouvrir nos pages et notre cœur, à la plus italienne des femmes Dior.    

Souvent, et particulièrement quand on est une femme, on nous fait croire qu’il faut choisir entre sa vie personnelle et sa carrière.

Vous êtes maintenant en solo après avoir passé des années en duo ? Vous vous sentez comment? Vous ne regrettez pas ce ping-pong intellectuel et créatif ?

Maria Grazia Chiuri : Dans tous les cas même chez Dior, je travaille en équipe. Avant nous étions deux, maintenant je suis la seule directrice artistique. La mode est un travail d’équipe. La différence est qu’aujourd’hui je suis seule à donner mon point de vue qui est probablement plus proche de la femme que je suis. 

 

Vous dites être une femme avant d’être une designer, ce qui veut dire ?

Je dis cela car ma vie personnelle et familiale (Nicolo 24 ans, Rachele 21 ans) sont très importantes. J’aime mon métier plus que tout, mais je cherche un équilibre entre mon travail et ma vie privée. Je l’ai fait dans le passé, je souhaite continuer dans l’avenir. Je pense qu’il y a des priorités qui ne changent pas votre vie. 

 

Lesquelles ?

Mes enfants! En même temps j’ai besoin d’être moi-même, de m’exprimer, d’aller au bout de ma passion. Souvent, et particulièrement quand on est une femme, on nous fait croire qu’il faut choisir entre sa vie personnelle et sa carrière. Je pense, moi, qu’il est possible de trouver le bon équilibre entre les deux. 

 

Comment faites vous pour trouver cette balance ? Quel est votre truc ? 

Tout simplement en arrêtant de se culpabiliser et en acceptant de ne pas être parfaites! Nous sommes de simples être humains qui essayons de faire du mieux que nous pouvons. Et ce n’est pas grave si on se trompe. Il faut transformer même les erreurs en bonne énergie, s’en servir pour évoluer.

 

Vous nous dites que vous n’êtes pas une Superwoman ?

Absolument.   

 

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Pourtant vous portez le S de Superman? 

Oui pour Super Maman! C’est un cadeau de ma fille, Rachele, pour me remercier de l’aider et de la soutenir dans ses décisions.  

 

Quel type de femme êtes-vous ?

Oh, je ne sais pas vraiment. Jour après jour, j’essaie de mieux me comprendre. Je pense être une femme  normale qui veut réaliser ce qu’elle aime. Je veux être libre. J’essaie d’être indépendante. Je ne cherche pas à plaire à tout le monde. À la fin de ma vie, je souhaite pouvoir me dire : “OK, je suis heureuse d’être qui je suis.” Je fais tout pour aller dans cette direction. Je ne sais pas si c’est possible, si j’y arriverai …

 

Et quelles sont les femmes que vous aimez ? 

En toute honnêteté, j’aime toute les femmes, leur compagnie. J’aime passer du temps à discuter avec ma fille, avec ma mère, ma grand-mère. Je ne pense pas avoir une femme emblématique. J’apprécie les femmes qui dans le passé se sont battues pour faire ce qu'elles aimaient vraiment. Cela me touche. En ce moment je lis la bio de Giovanna Zapperi sur Carla Lonzi, cette critique d’art, féministe italienne des années 60-70. Sa réflexion sur l’art et les femmes a beaucoup apporté à la culture italienne. Mais j’aime aussi mère Teresa, qui est totalement différente. Je suis curieuse, pas sélective. En ce moment j’ai une passion pour Niki de Saint Phalle, ses livres, ses films… Elle a transformé quelque chose de terrible grâce à son art, sa création. Je trouve ça beau de voir comme la créativité peut aider certaines femmes dans leurs vies. Je suis très sensible à cela. Je suis toujours étonnée lorsqu’une personne transforme quelque chose de négatif en positif. Et la création permet cela selon moi. J’y crois. Pour moi, ça marche aussi. 

 

Votre vision de la féminité est féministe ? 

Je pense que lorsque vous parlez de femmes à une femme il n’est pas possible de ne pas parler du féminisme. Le féminisme signifie l’égalité des chances. Le féminisme signifie parler du corps autrement. Et la mode parle du corps. Comme toutes les femmes, je veux être la seule à contrôler mon propre corps. Ce n’est pas si étrange. Et je pense que c’est la même chose avec les hommes, ils ont le même problème.  

 

La mode est une bonne chose pour le corps des femmes ? 

On doit réfléchir à cela.

 

C’est une question centrale ? 

Absolument. Quand je suis arrivée ici tout le monde m’a dit Dior est une marque féminine. J’ai dit très bien, mais je suis une femme, qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui de parler des femmes, du féminisme?  Nous sommes à un moment nouveau et important. La mode doit comprendre ce moment. La nouvelle génération est complètement différente. Elle est très fière. Mais les Millenials réagissent à la mode. On doit apporter d’autres réponses, on doit changer les choses. 

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Notre génération était tellement fascinée par une mode souvent inaccessible. Depuis, elle s’est démocratisée.

Comment ? Lesquelles ? 

Déjà, nous ne devons pas imposer. Il faut proposer, ouvrir un dialogue. Le femmes sont différentes, elles sont plus libres, plus informées, plus conscientes d’elles-mêmes. Elles veulent être uniques. En tant que designer je dois prendre en compte tous ces changements. Je trouve ça très excitant. 

 

Pour rester ouvert sur le monde, vous dites qu’il faut comprendre sa jeunesse ? Qu’il faut dialoguer, comme vous le faites sûrement avec vos deux enfants, et avec cette génération de Millenials ?   

C’est essentiel. Ils sont ma référence. J’ai deux enfants de 21 et 24 ans, dialoguer avec eux me permet de construire un point de vue en fonction du moment. Ils sont l’avenir. Et je dois emmener la marque dans le futur. Cette nouvelle génération dispose de plus d’informations. Ils croient en d’autres valeurs. Et c’est valable pour tout, pas seulement pour la mode. Par exemple, ils croient en quelque chose de plus sain. La nourriture les préoccupe. Quand j’étais jeune, le monde était différent. Je n’étais pas obsédée par la nourriture saine, puisque tous les aliments étaient censés l’être et sans doute ils l’étaient! Cette tendance est vraiment étrange pour moi. Quand je vois mon fils qui ne veut que des choses bio je suis surprise mais je réfléchis à ce que cela veut dire du monde d’aujourd’hui.  

 

Comment vous leur parlez du luxe, de la mode, de la consommation ?   

Ils abordent le luxe différemment. Notre génération était tellement fascinée par une mode souvent inaccessible. Depuis, elle s’est démocratisée. Vous pouvez aller sur Internet et acheter tout ce que vous voulez, partout. Il est urgent de réfléchir à ce que signifie le luxe aujourd’hui. Le luxe c’est le désir! Et les valeurs qui vont avec. S’il n’y a pas de désir, il n’y a pas de luxe. Une personne sera attirée par une marque plus qu’une autre, si elle se reconnaît dans ses valeurs. Si vous achetez de la couture c’est parce vous vous reconnaissez dans le service, la qualité. Vous avez une culture de la couture. Et en même temps, vous pouvez désirer des choses simples. Le luxe écrit une nouvelle histoire. 

 

Et la consommation ?  

Les gens sont obsédés par des choses uniques, proches d’eux, dans lesquelles ils se reconnaissent. 

 

Chez Dior vous offrez cela ? 

Oui, nous prenons soin des gens. C’est la culture couture dans sa définition même. La seule question en faite qui mérite d’être posée. Les femmes viennent chez Dior, pour avoir un service particulier, quelque chose qui leur soit adaptée et unique. C’est assez simple.  

 

Pour rester proche des femmes, et de leur évolution, vous avez d’ailleurs injecté de la maille, du denim, des lignes streetwear dans vos collections, peut- on parler de nouvelle garde-robe ? 

Oui. Il n'est pas possible de penser à une femme vêtue d'une seule tenue. J’ai besoin de beaux jeans, de beaux trenchs, de belles chemises, de belles robes, de belles broderies. Une garde-robe qui peut l’aider au quotidien. Le problème de la mode est que les gens pensent que la créativité ne peut être portable. Parfois… mais en même temps on peut trouver dans la mode des choses portables et créatives. C’est comme parler d'art moderne et d’art classique. Certains disent : “Dans l'art moderne tout est bon. Dans l'art classique tout est contrôlé.” Non! Il y a des pièces d'art moderne qui sont merveilleuses et d'autres horribles. Idem pour l'art classique.

Chaque femme aimerait rêver à longueur de temps, non? 

Vous pensez que c’est plus difficile être designer aujourd’hui avec les réseaux sociaux ? 

Non, le monde est juste différent. La difficulté, et la différence sont peut-être qu’aujourd’hui si vous commettez une erreur, vous n’avez pas le temps de la réparer, vous êtes immédiatement classé dans la catégorie des personnes qui ont commis une grave erreur. 

 

Le titre du beau livre consacrée à l’exposition aux Arts déco est “Christian Dior, couturier du rêve”… Pour vous, il est important de rêver ? C’est une des fonctions de la mode ?

C’est essentiel. Je rêve tous les jours. Je ne peux pas démarrer une collection si je ne rêve pas. La mode n’est pas qu’une question de vêtement, elle parle de rêves évidemment. Je compare souvent la mode au cinéma. Vous voulez raconter une histoire, et pour cela il faut trouver le lieu, les comédiens, les costumes… Le dernier défilé haute couture avait lieu, près de mon appartement. Tous les jours je passais en voiture, et la personne qui travaille avec moi sur ce décor me disait : “Tu regardes cela comme si ton rêve devenait réalité.” Et elle avait raison.

Mais vous rêvez quand ? La nuit, durant la journée ? Les deux ? 

J’essaie de rêver tous les jours durant toute la journée mais on me dérange (rires). J’essaie de prendre de la distance par rapport à ces personnes qui me distraient, parfois j’y arrive, parfois je ne suis pas assez intelligente. Chaque femme aimerait rêver à longueur de temps, non? 

C’est aussi la force des enfants ?  

Absolument. Je pense qu’il est impossible d’être créatif si vous n’êtes pas connectée à votre part d’enfant. En vieillissant je m’aperçois que je cherche à réaliser tous mes rêves d’enfant. 

 

Vous êtes du même signe astrologique que monsieur Dior, Verseau, et vous êtes née un 2 février comme Victoire de Castellane, DA de la joaillerie chez Dior. Vous croyez en la magie, la poésie, aux signes? Quels signes voyez-vous dans cela ? 

Je pense que ce qui est magique est assez normal. Que tout le monde a le droit à son moment magique dans la vie. Je ne sais pas si tout est vrai, mais j’aime y croire. La magie transforme votre vie en quelque chose de plus ludique. Je crois aussi en des signes, mais je pense aussi que vous avez besoin des gens pour vous donner un point de vue et vous ouvrir l’esprit. Je crois en certaines connexions qui sont bonnes pour vous. 

 

Vous êtes très instinctive ? 

Très. J’utilise peu ma raison, ce qui est un problème parfois (rires). J’aimerais être plus froide, plus distanciée. 

 

 

Vous avez déclarez qu’avant de mourir vous vouliez “avoir visité le monde entier”. Pourquoi, que cherchez-vous ?  

L’ouverture. Je suis très curieuse. Je trouve passionnant de découvrir de nouvelles cultures, de nouveaux endroits. J’aimerais aussi avoir lu tous les livres qui existent. Vu toutes les oeuvres d’art qui ont été réalisées sur cette planète. 

 

Quel est votre plus beau voyage ? Quel sera le prochain ?  

L’Egypte m’a fascinée. J’y suis allée deux fois et je voudrais y retourner. Mais j’aime aussi le Pérou, le Machu Pichu est incroyable on y découvre tant de choses sur l’humanité. Et la nature est fantastique. Récemment, je suis allée au Kenya pour un safari. Pas pour tuer des animaux (rires).  J’ai été bouleversée par eux! Il y a  tant de belles choses à voir su cette planète… Mon prochain voyage sera la Sicile, en bateau, avec mon mari. 

 

Notre cover girl, Grace Hartzel, fait partie de votre gang Dior, qu’a-t-elle pour vous plaire ? 

J’aime aussi Ruth Bell et Selena Forrest. Elles représentent cette nouvelle génération de filles qui ont conscience de ce qu’est la mode. Elles y travaillent pour le moment, mais ce n’est pas une fin en soi. Elles pensent au futur, à ce qu’elles vont devenir. Avant les mannequins n’étaient que de belles filles sans voix. Maintenant avec Internet, le réseaux sociaux, elles prennent la parole, à l’image d’Adwoa Aboah et de son Gurls Talk. 

 

Dernière chose, vous donnez beaucoup, vous communiquez, quel est votre astuce pour être aussi optimiste ? 

Je travaille tous les jours à être heureuse. Et ce n’est pas facile, franchement mais je fais de mon mieux. Il faut trouver la bonne énergie, le bon état d’esprit. Écouter de la bonne musique… S’entourer de personnes bienveillantes. Et quand mon mari Paolo n’est pas dans un bon jour, eh bien c’est simple, je vais faire un tour. Et je lui dis tu me préviens quand tu es mieux. 

 

Ça marche puisque ça fait vingt-cinq ans que vous êtes mariés ? 

Apparemment. On s’est mariés un 21 décembre, en Italie. 

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