Femmes

Puffy-fication : quand la mode se consomme sous hélium

Prada donne du gonflant à ses best-sellers, tandis que Moschino glisse des éléments gonflables dans ses looks : la mode sous hélium est dans l’air du temps. 

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Florentina Leitner sort des lunettes ennuagées et la marque de bijoux Elisa Lee fête ses 20 ans avec des boucles d’oreilles en or et verre soufflé façon chiffres gonflables. Même effet waouh pour la combinaison bombée XXL Harri de Sam Smith, le manteau matelassé Alaïa de Rihanna au Super Bowl ou encore la longue cape oversize de Gigi Hadid au Met Gala 2022. Sans oublier le buzz des Big Red Boots du collectif artistique MSCHF, un clin d’œil cartoonesque aux bottes emblématiques du héros du manga japonais Astro Boy. Lignes fluides, textures innovantes, légèreté poussée à l’extrême et touche de surréalisme ont clairement le vent en poupe. Une tendance au divertissement subliminal qui transcende la mode pour gagner l’art et le design. Les animations 3D, œuvres de foam art, accessoires beauté en caoutchouc et autres confettis pailletés à la fois déjantés et bizarrement jouissifs envahissent Instagram. Des images accrocheuses qui ont ce don étrange d’apaiser : le fameux "oddly satisfying". Une parenthèse reposante plus que vitale dans ce monde de surstimulation et d’instabilité économique, en proie au changement climatique et aux crises humanitaires. Cette aspiration à la sérénité et au confort, à cette bulle de sécurité où reprendre son souffle, est lourde de conséquences, y compris pour l’industrie du luxe. Ce n’est pas un hasard si Jacquemus, qui comprend si bien les enjeux, poste des vidéos où ses sacs à main, objets de toutes les convoitises, tombent en miettes. Même chose pour Diesel qui fait sa promo sur fond de it bags qui se désagrègent en pâte slime fluorescente pour mieux renaître de cet amas bouillonnant.

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Florentina Leitner
Elisa Lee

Oddly Satisfying

L’expression "oddly satisfying (étrangement satisfaisant) fait son entrée en 2013 sur Reddit pour désigner toutes ces séquences étranges aux vertus relaxantes impossibles à étiqueter : une boîte en plastique qui s’encastre au millimètre près sous un lit, un nettoyeur à haute pression qui pulvérise la boue en lignes régulières, un couteau qui transperce une surface de Nutella encore intacte ou de jolis ongles vernis qui triturent de la pâte slime. Dix ans et des milliards de fans plus tard, le phénomène explose aussi sur Instagram et TikTok, où une vidéo montrant le découpage d’un concombre en tranches parfaitement symétriques cartonne avec 15 millions de likes. De nombreux scientifiques se sont interrogés sur ce phénomène et les raisons pour lesquelles certains stimuli visuels déclenchent le même shoot de bien-être qu’un évier vide et blinquant après la vaisselle. Il en ressort que le visionnage d’images "oddly satisfying" libère des substances comme la sérotonine et la dopamine qui procurent une sensation de détente et de plaisir positif. Tout le monde n’étant pas sensible aux mêmes stimuli, plusieurs sous-tendances ont émergé ces dernières années. Certains retrouvent leur tranquillité d’esprit grâce au nettoyage dans les moindres recoins des #cleaningvideos, quand d’autres tombent sous le charme de maisons, paysages ou compositions abstraites en 3D qui défient toutes les lois de la nature pour déboucher au final sur un ordre infini. À noter que le chaos extrême et l’irrégularité se soldent par une parfaite harmonie : un message porteur d’un immense espoir en ces temps de désordre. Les contenus ASMR (réponse automatique des méridiens sensoriels en français) jouent aussi un rôle dans ce contexte. Ces chuchotements, tapotements, grincements et autres bruits de déchirure sont capables de déclencher une sensation de picotement ou d’électricité statique chez certains individus. Après avoir pris naissance à l’arrière du crâne, elle se répand le long de la nuque et de la colonne vertébrale jusqu’aux membres pour générer un état de calme et de somnolence. L’ASMR fait actuellement l’objet de recherches intensives visant à déterminer s’il peut exercer un effet positif sur le stress, les douleurs chroniques et l’anxiété. Des adeptes de cette méthode s’endorment d’ores et déjà au son d’une playlist d’influenceurs spécialisés dans l’art de déchirer du papier. L’homme est un animal fou.

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Moschino

PRETTY PLEASING

Luxe et bien-être vont de pair : une évidence qui pousse de nombreux acteurs du secteur à emboîter le pas à cette tendance pour faire monter d’un cran l’expérience client. C’est dans ce contexte que le premier spa Oddly Satisfying a ouvert ses portes à New York. Le corps et l’esprit y sont propulsés au septième ciel grâce à une combinaison d’art immersif, de stimuli ASMR et d’infrastructure multisensorielle. En 2023, on oublie le bain chaud sur la musique d’Enya pour enfiler des lunettes de réalité virtuelle et fouler un sol duveteux pour rejoindre un bain de slime mouvant et bouillonnant sur fond de sons primitifs subliminaux. Après quoi, une douche à paillettes en met aussi plein les yeux. Dans les milieux artistiques, les installations interactives ont le vent en poupe. À coups d’intelligence artificielle, d’algorithmes et de technologies 3D, les œuvres d’art interagissent avec le public au point parfois de totalement l’accaparer… À Miami, la galerie d’art expérientiel Superblue est célèbre pour sa collection d’œuvres immersives et bizarrement relaxantes d’artistes de premier plan. Entre déambulation dans un champ de nuages et errance dans un labyrinthe de miroirs et de lumière. Plus près de nous, le succès est également au rendez-vous pour les expositions immersives sur Van Gogh, Klimt ou encore Frida Kahlo. Cet été, on peut aussi s’immerger dans un océan de bulles au Bubble World Experience de Bruxelles. Autant d’expériences où la vue n’a d’autre choix que de partager la vedette avec l’ouïe, l’odorat et le toucher (ou l’envie irrésistible de toucher). De quoi ébranler la relation traditionnelle entre l’art et son public.

L’artiste belge Lieselot Wille connaît mieux que quiconque cet engouement pour le sensoriel. Elle travaille entre autres la mousse dans ses sculptures organiques qui donnent l’impression de jaillir d’un mur ou de sortir d’un tube géant et n'hésitent pas à en envelopper des meubles entiers. Tout est parti de l’enthousiasme énorme suscité par un simple projet de décoration de vitrine. Aujourd’hui, tout le monde veut sa petite mousse à la maison. "Mes clients sont ravis de cette touche de gaieté dans leur intérieur. Chacun lui donne sa propre interprétation : je les façonne en fonction de mon humeur, mais les gens y voient un visage, un paysage, une crème glacée ou parfois même une note de musique. C’est précisément ce qui donne de l’intérêt à l’objet, en plus de sa structure stratifiée et de sa texture. Je me sens détendue en les réalisant même si ça représente un exercice physique intense. Je commence par couler la forme dans un moule ou par la façonner librement de mes mains. Après le séchage, le travail manuel se poursuit en différentes étapes comme le brossage, le polissage... C’est un processus très intuitif, dans lequel le cheminement est aussi important que l’aboutissement." Malgré leur apparence insouciante, ses créations sont le fruit d’un travail acharné et c’est pourquoi elles exercent une telle fascination. "Les gens veulent ramener chez eux une belle œuvre d’art mais aussi une belle histoire. Dans mon cas, elle célèbre l’authenticité du travail manuel." Travailler dur pour un résultat vecteur de joie et d’insouciance : une métaphore du monde extérieur ?

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Lieselot Wille

PUFF-IFICATION 

Retour au monde de la mode qui voit exploser une nouvelle sous-tendance cet été : la puff-ification ! Elle était dans l’air depuis quelque temps si l’on en croit l’appel du pied des créateurs aux marques outwear pour des collabs aussi pertinentes que Moncler x Valentino et leur fabuleuse doudoune couture ou encore Gucci x The North Face. La saison printemps-été 2023 marque le point culminant de cette flambée d’inflation (de l’anglais "inflate" qui signifie gonfler) dans les vêtements et accessoires. L’influenceur moyen se métamorphose en château gonflable, les sacs à main jouent les pare-chocs de sécurité et les silhouettes estivales se cachent sous des atours à la Michelin. Tout le monde brille et s’éclate dans la douceur, tout en fuyant ce côté pointu qui expose à un risque bien réel d’éclatement… Une réaction qui ne manque pas d’air face à l’inflation mondiale, mais aussi aux incertitudes liées au climat, à l’essor de l’intelligence artificielle et de la conception en 3D ou encore à une nouvelle forme de futurisme. Une réponse aux défis culturels, politiques et économiques actuels sous forme d’accumulation de chaleur, de rupture et d’évasion. Des rondeurs typiquement féminines et des matériaux moelleux comme havre de paix pour souffler loin du chaos et de l’agitation. L’idée n’est pas nouvelle : au siècle dernier, en pleine conquête spatiale, les rondeurs, les imprimés hypnotiques, les lampes à lave apaisantes et le pneumatique faisaient déjà fureur. Personne n’a oublié la collection Aérospace de l’artiste vietnamien Quasar Khanh où tout, du sol aux meubles, était gonflable. 

 "Notre époque a ceci de particulier que le design virtuel offre une palette infinie de possibilités", indique Elisabeth Leenknegt. La fondatrice de la marque Elisa Lee surprend cet été avec des bijoux ballons faits de verre et d’or. Archéologue et souffleuse de verre à l’origine, elle fusionne ses deux passions dans sa collection AER. "Je suis fascinée par l’exploration des limites des matériaux. Le programme créé par mon mari ingénieur me permet de visualiser facilement mes créations en 3D et de doser à la perfection le renflement souhaité dans les zones ciblées. Cette conception en laboratoire a ouvert la voie à des créations uniques qui n’auraient jamais vu le jour avec des techniques classiques. Je trouve formidable d’allier une technologie de pointe et un art millénaire comme le soufflage du verre. En plus de repousser les limites de la création, cela offre un nouveau moyen d’exprimer des émotions et de les modeler en fonction des besoins du moment. Cette mode d’inspiration puffer n’a rien de nouveau. Si des grands noms comme Prada et Moschino s’en sont saisi dernièrement, d’autres comme Issey Miyake et Iris Van Herpen se sont affranchis de la gravité bien plus tôt. Plusieurs facteurs expliquent pourquoi cette tendance s’est répandue comme une traînée de poudre. Après des années de minimalisme, de confinement forcé et d’austérité forcenée, le désir de plus d’ampleur et de grandeur n’a fait qu’enfler. Le côté bouffi des créations, synonyme de confort et de convivialité, fait littéralement contrepoids aux préoccupations nées de l’inflation. Il faut aussi compter avec la fascination, profondément ancrée dans notre culture, pour le côté réconfortant de l’élément air. L’archéologue en moi ne peut pas ignorer que l’air symbolise l’équilibre, la pureté et l’imagination chez les Grecs et les Romains. Il produit un effet rassurant, comme un pull gonflant dans lequel on peut disparaître complètement."

La pérennité de ce cocon de bien-être pose naturellement question : peut-on continuer à pomper sans modération ou est-on au bord de l’explosion ? Les escarpins façon ballons de baudruche dégonflés créés l’année dernière par Jonathan Anderson pour Loewe prennent tout à coup une dimension prophétique… À quoi ressemblera le luxe après ce big bang ? Sans doute à un big suivi d’un bang.

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Loewe
Moschino
Moschino

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