Femmes

Quand la mode réinvente le regard : la sclérotique devient le nouvel accessoire

La dernière zone du corps à avoir jusqu’ici échappé à la transformation et à l’ornementation semble finalement investie, en témoignent plusieurs défilés de mode cette année. La sclérotique – blanc de l’œil – parée de lentilles noires ou colorées attire notre attention sur une époque accro au regard. 

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Chez Iris Van Herpen et Rick Owens, le postulat de "créations pour créatures améliorées" était posé depuis longtemps, le transhumanisme et l’hybridation à des fins d’expression artistique faisant partie de leur langage de mode. Pour leurs dernières présentations de collections, le choix esthétique d’yeux "sur-humains" a séduit (ou saisi), mais pas tant surpris. Ils ont été rejoints dans cette démarche par le Brugeois Glenn Martens, Directeur artistique de la marque Diesel, qui a montré lors de ses défilés automne-hiver 2024 et printemps-été 2025 des mannequins-aliens aux yeux entièrement recouverts de lentilles, puisant leur bizarrerie prophétique dans un arc-en-ciel de couleurs mi-captivantes, mi-inquiétantes. Ce qui démarre sur les podiums finit généralement dans nos salles de bains, surtout avec la fin annoncée de la tendance "clean girl", qui a fatigué aussi vite que le "quiet luxury" lorsqu’ils n’étaient que mimés, posture chic d’opportunités manquant un peu de mordant. Les yeux, derniers remparts de l’intime, miroirs de l'âme, signes distinctifs de l'humanité (parce qu’ils sont différents de ceux de nombreuses espèces animales), ce premier lien avec l'autre, qu'on laissait plus ou moins tranquilles jusqu’à présent - hors maquillage – sont désormais sujets à modifications. Les coiffures et tatouages extravagants se voient relégués à la catégorie d’embellissements communs, et finalement, le vêtement repasse en premier plan.

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Iris Van Herpen

Le visage source d’empathie

Perrine Deprez, psychanalyste, souligne que "pendant les défilés, c'est toute la représentation du corps sur laquelle on inscrit quelque chose : l’attitude, les vêtements, les déplacements. Le blanc de l'œil était le dernier espace qu’on n’avait pas encore exploité. Cette tendance vient dire quelque chose, avec en plus une dimension très dramatique. Colorer cette zone touche au domaine de la performance, de la théâtralité. Aujourd’hui, tout tourne autour de l'image et du regard. En l’occurrence, on inscrit quelque chose dans le réel sans passer par un filtre PhotoShop. Désormais, plus aucun centimètre carré ne reste naturel : l’œil, c'était l'ultime zone à sophistiquer. On touche au cœur de la société : le regard." On n’a même plus besoin de verres fumés pour modifier sa présence. Mais la psychanalyste interroge : "L’œil, ainsi transformé, est-il encore humain ?" Quand on en appelle au partage de ressentis et à la réflexion sur l’identification à l’autre dont le regard est indissociable, la philosophie nous guette du coin de l’œil. Emmanuel Levinas, philosophe français du XXe siècle spécialisé dans la pensée sur l'éthique et le visage, avait formulé que "la meilleure façon de rencontrer quelqu’un, c’est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux." En l’occurrence, c’est compliqué, on ne voit que ça. Mais derrière ces lentilles totales, la personnalité est-elle point de focal ou totalement cachée ? Pour Levinas, "le visage déchire le sensible". Au-delà des lentilles XXL de couleurs et par-delà la tendance, il y a donc la transcendance.

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Rick Owens

Le regard d’Inge Grognard

Anversoise accueillie comme une rock star dans les loges de maquillage du monde entier, elle a littéralement inventé le métier de "make-up artist" dans les années 80, quand il se limitait encore à des mises en beauté classiques même bariolées ou à du body painting post-hippie. Elle signe des make-up déterminants dans l’identité des marques au moment de leurs shows et campagnes, elle innove, explore, extrapole sa passion pour les masques et un univers fantasmagorique souvent gothique, toujours avant-gardiste. Les yeux de science-fiction des mannequins Diesel depuis deux saisons, c’est elle. "Ce n’est pas tout à fait nouveau quand même. On avait déjà fait ça chez Balenciaga il y a plusieurs années, avec des lentilles noires et rouges, et chez Alexander McQueen déjà avant cela. Chez Diesel spécifiquement, il fallait illustrer le thème d’aliens revenant sur Terre et je pense qu’il ne faut pas y mettre plus de psychologie que ça. Mais quand on couvre le blanc de l'œil, on modifie évidemment le côté humain et on flirte avec l'hybride." Elle évoque le tatouage scléral ou "eyeball tattoo" (du blanc de l’œil), cite en exemple l’artiste de modification corporelle extrême Anthony Loffredo, "qui œuvre à se transformer en créature. Il a fait un projet de son corps, il est intégralement tatoué, jusqu’au blanc des yeux, pour devenir sa propre création." Les lentilles représentent une autre démarche puisque l’effet est éphémère, spectaculaire et plutôt ludique. "Pour Diesel, avec l’utilisation de lentilles jaunes et orange transparentes, on a induit un sentiment d’étrangeté, on sentait qu’il y avait quelque chose de différent, sans trop mettre le doigt dessus, et je trouve ça intéressant. Chercher une autre dimension dans la beauté, c'est une expérience instructive pour celui qui porte les lentilles, comme pour celui qui les regarde. Nous avons utilisé des modèles de 22 mm de diamètre qui ne fonctionnent pas avec tous les yeux, il a fallu adapter les castings en fonction, obtenir l'accord des mannequins, et nous avons sollicité des maquilleurs spécialisés pour les placer. Certains mannequins ont tellement adoré le résultat qu'elles sont parties avec. Pour le dernier défilé, nous avons créé une dimension supplémentaire en trompe-l'œil – c’est le cas de le dire – en agrandissant le coin des paupières vers l'extérieur avec de l'eye-liner coordonné. Lorsqu’on mise tout sur l'œil, on laisse le reste du visage brut, en contraste. C’est ma signature, d'ailleurs. Si on charge toutes les zones du visage, le rendu est moins moderne, on verse plus dans l'effet drag queen ou cabaret, or ce n'est pas le style de mon travail." Dont on peut se faire une idée de la palette au MoMu jusqu’au 2 février 2025, avec l’exposition multimédia Mascarade, maquillage & Ensor, qui dévoile l’univers des meilleurs maquilleurs, peintres de la mode.

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Diesel
Diesel
Diesel
Diesel

Une tendance à suivre du coin de l’œil

Si pour Jonathan Schroeder, professeur au Rochester Institute of Technology et auteur de nombreux textes à propos des rencontres entre image de marque, identité des médias et de la culture visuelle, "regarder implique plus que regarder, cela signifie une relation psychologique de pouvoir, dans laquelle le regardeur est supérieur à l'objet du regard", doit-on vraiment voir un sens universel dans toutes les expressions auto-artistiques ? La mode a toujours su attirer et modifier ce regard tant recherché. Dans ces derniers défilés aux statements oculaires appuyés, le surréalisme guidait le geste, motivé aussi par un accord des couleurs sans fards, si on peut dire. En Corée du Sud, toujours à l’avant-poste des innovations en matière de beauté, mais aussi au Japon et à Singapour, les "circle lenses" - lentilles au diamètre plus large que l’iris mais ne couvrant pas toute la sclérotique - transforment le visage en évocation de personnages de mangas. Répandue depuis une dizaine d’années, cette mode des "Ulzzang" ("plus beaux visages" en coréen) vise un effet dessin animé plus que de devenir un personnage fantastique, mais pose un diagnostic qui ne nécessite pas de mise au point : les lentilles qui débordent de leur cadre deviendront sans doute un maquillage comme un autre, en contrepoint du "nude" qui n’a d’intérêt que s’il a, face à lui, un feu d’artifice en contraste, les yeux honnêtement plantés dans le miroir. 

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Rick Owens

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