Hommes

Le dieu de la danse contemporaine est suédois

Chorégraphe iconoclaste, visionnaire contestataire (et contesté, parfois), Alexander Ekman dessine impatiemment un chemin unique, le sien.
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Décembre 2017. Sous les ors du palais Garnier, c’est la récré. Sur scène ? 37 danseurs de l’Opéra de Paris. Et dans la salle, un public euphorique, renvoyant tant qu’il peut les petites balles colorées que lui lance un corps de ballet épuisé mais content. Et bim, un coup de patte futé et joyeux au quatrième mur. Aux commandes de Play, fraîche création tout juste entrée au répertoire, Alexander Ekman, 33 ans, chorégraphe suédois et pressé. De ceux qui laissent le spectateur repu et un poil ébouriffé. Qu’a-t-on applaudi au juste ? Un programme redoutablement ef cace balancé en deux solides parties. Acte I. Scène et danseurs habillés de blanc frais. Ici, vibre l’innocence de l’enfance. Ça claque des mains et des pointes, ça badine, ça taquine, ça s’invective. On entre et sort comme dans un moulin, on attrape des accessoires, on joue à la baballe. Tout peut arriver, même un cosmonaute, un clown, un tutu, ou une meute gracieuse de biches coiffées de bois. Même un tsunami de balles jetées dans la fosse façon piscine de garderie. Un déluge d’images et de situations séduisantes à point, assumant leur part de théâtralité, le tout glissant sur les pulsations bien cadencées du compositeur Mikael Carlsson. Acte 2. Fini de jouer. Les danseurs s’habillent de cravates, de lunettes et portent des mallettes couleur bureau. L’horloge tourne. Et avec elle son lot de gestes répétés et d’aliénation 100 % adulte. Mais rien n’est perdu, nous dit-on. Il suffit de se rappeler pourquoi on jouait. D’ailleurs le public s’en souvient. 

“Au fond, c’est bien ce que nous a demandé Alexander Ekman !, s’enthousiasme la première danseuse Muriel Zusperreguy, distribuée dans Play. Il nous répétait : ‘Il faut que le public ait envie de vous rejoindre sur scène, qu’il n’ait qu’une envie : jouer avec vous !’” Un mantra souvent brandi par le jeune chorégraphe qui assume sans mollir
sa mission d’entertainer. Une certaine idée du divertissement à comprendre, chez ce fondu de yoga, comme un moment de pure attention du public, une façon de s’en remettre absolument au présent, le temps d’un spectacle. Même chose côté danseurs. “Pendant les trois mois de répétition, se souvient encore Muriel Zusperreguy, il nous a fait partager quelques- une de ses séances de méditation. Histoire d’être le plus ef cace possible, pleinement investi, pleinement disponible. C’était aussi une manière de respirer, de se caler sur la respiration de son voisin, de se retrouver soi-même au sein d’un groupe. Et sans doute aussi de se calmer.” Impatient Ekman ? “Il bouffe la vie”,
con rme la danseuse. Et ça commence tôt. Côté Suède, pays de Mats Ek et du Ballet Cullberg. Du Royal Sweedish Ballet school au Royal Sweedish Ballet, un parcours modèle pour le petit prince qui a tôt fait d’avoir des fourmis dans les jambes. À 17 ans, direction le Nederlands Dans Theater II à La Haye. Exploits, lumière mais re-fourmis. L’écriture chorégraphique le libère. Il a 20 ans et empoche un an plus tard le premier prix au concours chorégraphique international de Hanovre. Les pièce s’enchaînent, vite. Très vite. Et tournent de scènes en scènes, de compagnies en compagnies. Suède, États-Unis, Australie, Espagne, Italie...

Enfant terrible ou pas ?

À commencer par Cacti, tube total déjà repris par une quinzaine de compagnies, pièce feu follet, manifeste ultra scénographié qui impose sa maîtrise vertigineuse du plateau, une force visuelle qui lorgne avec appétit du côté de l’art contemporain, le goût de l’image, le sens de l’ensemble, du rythme et une énergie maximale. Dans sa besace : un mix spectaculaire d’écriture néo-classique, de performance, de théâtralité et une pointe d’humour plus ou moins dosée. Une combinaison qui fait recette. Voilà Ekman l’impatient, bombardé prodige et enfant terrible de la scène chorégraphique. Celui que les institutions classiques s’arrachent, histoire de fouetter et/ou euphoriser un bon coup des répertoires un poil fatigués. Faire du neuf, déplacer la zone de confort sans trop secouer le socle. “Il met le doigt sur une vraie demande, souligne le critique de danse Florian Gaité. Ekman, c’est la récréation de la saison, la bulle d’air dans une programmation souvent étouffante. Il y a chez lui, dans cette urgence à balancer une surprise toutes les deux minutes sur son plateau, une façon de raviver quelque chose dans le regard du public, qui a ni par aller à l’Opéra pour reconnaître ce qu’il connaissait déjà. Le succès d’Ekman dit au moins l’envie de renouveler l’institution.”

Trop d’effets de séduction pour convaincre le sérail de la danse contemporaine, trop foutraque, pas assez de corps glorieux pour être vraiment pris au sérieux côté classique, Ekman, lui, se régale dans cet entre-deux. Opéras, lms, performances, installations, il turbine à plein régime. La presse se passe le mot, à coup “d’enfant terrible” de la danse, à peine contrariée en 2014 par un Lac des cygnes hyper-spectacle, A Swan Lake, qui jetait vainement danseurs emplumés et canards en plastique dans un lac XXL – 6 000 litres de flotte. Alors terrible ou pas, l’enfant ? À l’entendre, Ekman assume. Au programme : plaire, donner de la joie, inspirer. “Il ne se mettrait jamais assez en danger pour risquer la non adhésion de son public, avance Florian Gaité. Or la transgression repose justement sur l’idée de rejeter une partie des attentes ou des positions du public.” Alors quoi ? Si Play abat joyeusement le quatrième mur à coup de jeux de ballons avec le public, le geste libérateur arrive sans doute tard. “C’est un peu comme en France dans les années 90, poursuit le critique. Lorsqu’avec des chorégraphes comme Jérôme Bel, Alain Buffard, Boris Charmatz, la nudité avait force de transgression par sa rareté. Si la transgression se répète, elle se normalise. Et Ekman ne fait que répéter des transgressions qui existaient avant sous des formes plus radicales.” Une chose est sûre, la subversion est relative à l’espace dans lequel elle agit. Et Ekman agit (inquiète?) aussi et surtout côté institutions. De celles qui se métamorphosent lentement. À Paris, sujets, coryphées, danseur étoile, première danseuse se partageaient le plateau, s’en remettant à la forme joueuse plutôt qu’au respect des codes maisons. Avec la complicité à peine voilée de l’Opéra, preneur de ces petits coups de canifs qui permettent de continuer sans trop remettre en cause les fondements d’une institution encore en mal de diversité et de démocratie. Et le coup de canif chez Ekman passe aussi par une méthode bien à lui.

Un grand coup dans la fourmillière 

“Pour Play, Ekman avait une idée très précise de ce qu’il voulait des danseurs, raconte Muriel Zusperreguy. Pendant les trois mois de répétition, la pièce a été comme cousue sur nous, sans qu’il nous transmette d’images ou de références particulières. On a dansé, on a parlé, on a manipulé des objets, on a improvisé. Il a essayé, testé, cherché jusqu’au bout, jusqu’après la première. Il a fallu désapprendre à interpréter, se mettre à nu, ne pas jouer à jouer, s’aider mutuellement, prendre l’énergie de l’autre si besoin, ne pas se juger, ne pas avoir peur du ridicule, calmer nos ego et trouver notre place.” Déconstruire virtuosité et hiérarchie, c’est sans doute mettre un grand coup dans la fourmilière. Reste à savoir ce qu’il en restera lorsque le lutin suédois aura calmé sa bougeotte et monté sa propre compagnie comme il en rêve. En Suède, bien sûr. 

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