Où est Charlie ? (Plummer)
“C’est vraiment magnifique par ici”, murmure pensivement Charlie Plummer en regardant par la fenêtre. alors que nous évoquions ses étés d’enfance passés en Italie. Les couchers de soleil; les vieillards habillés avec soin, mais un soin n’ayant réclamé aucun effort particu- lier ; une routine quotidienne paisible ; une météo parfois capricieuse. Notre imaginaire collectif, quand il est question d’Italie, convoque plus volontiers la mode ou Fellini que Berlusconi. Les souvenirs du jeune acteur n’échappent pas à cette règle. Il vient de passer la journée dans un contexte encourageant à laisser ses pensées dériver vers la Dolce Vita, entre une veste Prada et une Ferrari. Et pourtant, ce qu’il contemple depuis la fenêtre n’est pas le Rome de sa jeunesse, mais le Queens, le cœur encore ouvrier de New York – n’abritant pas seulement les usines fabriquant les ossatures de nos ponts et de nos immeubles, mais aussi les studios où des artisans sont à l’œuvre sur des films et des séries, portant à leur manière leur écot à la mythologie de la ville. À cet égard, on songerait plus à l’esprit milanais qu’à celui, plus délicat, de Florence. Dans l’adaptation du livre de John Green, Looking for Alaska (publié en France, en 2007, par les éditions Gallimard Jeunesse, sous le titre Qui es-tu Alaska ?, ndt), produite pour Hulu, Plummer joue le rôle de Miles, le nouvel arrivé dans un pensionnat de l’Alabama, lui qui ne se distinguait pas à l’école qu’il fréquentait en Floride. Pour justifier ce changement de vie, qu’il a souhaité, Miles se dit guidé par les derniers mots de Rabelais: “Je pars en quête d’un Grand Peut-Être.”
DERNIÈRES PAROLES
Miles est obsédé par les paroles prononcées sur leur lit de mort par les grandes figures intellectuelles de l’Histoire. Simon Bolivar aurait dit (le conditionnel est évidemment une variable essentielle dans cette obses- sion) : “Bon sang, comment vais-je sortir de ce labyrinthe !” ; toujours en Amérique latine, Ernesto “Che” Guevara, guerrier d’expérience, pensait que les idées étaient immortelles. Capturé par l’armée bolivienne, il interpella ainsi celui qui s’apprêtait à le tuer : “Tire, lâche. Tu vas seulement tuer un homme.” Tolstoï, lui, préféra quitter ce monde sans finir sa phrase : “La vérité est que... je m’inquiète beaucoup de ce qu’ils...”, tandis qu’Ibsen fit preuve d’un humour inattendu : lorsque l’infirmière lui fit remarquer qu’il avait meilleure mine, il commenta d’un “au contraire”. Et mourut. La réalité de la mort, mélange de terreur et de sérénité, rend les paroles (ultimes, on aura compris) de la princesse Diana assez familières : “Oh, mon Dieu, que s’est-il passé ?” La version hollywoodienne de cet exercice est résumée par la formule : “Tu n’es jamais aussi bon que ton dernier film.” Les plus grands ne profitent plus de leur gloire passée dès lors qu’ils ne font plus gagner d’argent à personne. La plupart des acteurs ne sont pas conscients du jour où ils prononcent leurs derniers mots à l’écran. Ils travaillent jusqu’au jour où l’on cesse de les employer. Tout le monde se plaît à imaginer l’acteur ou l’actrice qui jouerait notre rôle. Charlie Plummer était tout indiqué pour incarner John Green. Beau, charmeur, posé, Plummer évoque précisément l’idée que l’on se fait des personnages de Green. Il vient de fêter ses 20 ans, et pourtant il marche comme s’il était encore en train de grandir, les épaules basses.
Si Atlas portait le poids du monde, l’acteur avance en baissant la tête, de peur que l’on vienne ajouter à sa jeune vie un kilo supplémentaire de responsabilité adulte. À l’écran, cette timidité le rend terriblement attachant – et il n’a pas eu à s’inventer une biographie pour dessiner les contours de son personnage. Il a connu huit – huit ! – écoles dans sa vie. Et à chaque fois, il devait découvrir un nouvel endroit, où ses vêtements étaient détaillés, et à chaque fois expliquer comment prononcer correctement son nom. “Charlie Ploomer?” “Non, Plumber.” Oui, comme le métier.
Mais chaque nouvelle école offrait à Charlie des possibilités neuves : dans l’une, il voulait à tout prix s’intégrer, et dans l’autre, sortir du rang, et encore dans l’autre, rester seul. Et enfin, comme Miles dans la série, il rencontrait quelqu’un qui l’inspirerait.
Les plus belles exportations venant d’Italie sont de purs objets de désir. Nous n’envions pas leurs autoroutes, leurs lois ou leur définition assez souple des “heures d’ouverture”. Mais quand une Bugatti rugit dans la rue, et que les yeux d’un petit garçon de quatre ans s’agrandissent, ou lorsqu’une Lamborghini vous dépasse, vous ne pouvez pas vous empêcher d’imaginer la vie de la personne qui le conduit, et de l’envier.
COURIR APRÈS LES OBJETS DU DÉSIR
Il est parfois plus excitant de courir après les objets du désir que de les posséder. Beaucoup de carrières se décident ainsi, dans l’espoir d’un jour avoir la bonne voiture, la maison ad hoc, et l’époux/l’épouse qui va avec. Le héros qui part avec la fille de ses rêves est plus enviable que celui qui reste seul chez lui à maugréer. Mais il y a des inconvénients... Les voitures de sport tombent souvent en panne, les grandes maisons coûtent une fortune en impôts. Et ces magnifiques mocassins ? Ils sont si précieux qu’ils vous inciteront à rentrer plutôt chez vous, de peur qu’ils ne soient écrasés dans ce bar bondé. Plummer a la vie que la plupart des garçons de 20 ans rêveraient d’avoir. Mais elle l’a isolé. “Au collège, j’étais déjà acteur professionnel. À la dernière minute, un lycéen qui devait jouer dans la pièce marquant la fin de l’année sco- laire s’est désisté. Le professeur d’art dramatique m’a demandé de le remplacer. J’étais mort de trouille. J’étais très timide, je ne connaissais personne du lycée, où tout le monde semblait bien plus cool. À la première répétition, je me rends compte que la fille la plus cool de l’école joue mon amoureuse, et que nous devons nous embrasser. Je suis très nerveux et excité... Et en plein milieu de la répétition, elle demande ‘Je suis vraiment obligée de l’embrasser pour de vrai ?’. L’enseignant s’est montré délicat, en lui disant que pour l’instant, un baiser sur la joue suffirait... finalement, je traînais tout le temps avec les élèves des échanges internationaux.” Le comédien célèbre n’arrivait à rien avec une fille qui devait seulement faire semblant d’être sa petite amie... Si rien n’était simple à l’école, sa carrière n’était pas au mieux non plus. En 2011, il signa un contrat pour trois saisons avec la production de la série Broadwalk Empire, diffusée sur HBO, dans le rôle du fils du shérif Eli Thompson. Mais tout l’intérêt des scènes où il était impliqué résidait dans la mise en scène de la famille d’Eli et de ses neuf enfants, pour souligner le stress auquel il était constamment soumis – nourrir neuf enfants.
“Je pourrais me décrire comme un élément du décor à peine remarquable.” En trois saisons, il eut trois lignes de dialogue. En 2012, il était au générique du film Not Fade Away, réalisé par David Chase, le créateur des Sopranos, aux côtés de James “Tony Soprano” Gandolfini, dans un rôle mineur. Avec un budget de 20 millions de dollars, et seulement 600 000 dollars de revenus, en termes d’échec, il était difficile de faire pire. En cinq ans, il ne tourna qu’un seul film. Ses belles années d’acteur adolescent étaient derrière lui. En 2014, il était de retour à l’école. Toujours dans le rôle du petit nouveau. C’est alors qu’il découvrit le livre de John Green. Il connaissait Miles, le héros. C’était lui. Pour la huitième fois. L’année suivante, il participa même à une première tentative d’adaptation au cinéma de Qui es-tu Alaska ? initiée par Josh Schwartz, le créateur de la série Newport Beach (The O.C. en VO). “À 16 ans, j’ai passé le casting. Je voulais ce rôle tellement j’aimais le livre. C’était en bonne voie, mais on a fini par me dire que j’étais trop jeune. Je n’en croyais pas mes oreilles : j’avais l’âge du personnage !” Le film ne se fit pas. 2017 annonçait un nouveau départ – le bon ? Il avait un grand rôle dans Tout l’argent du monde, de Ridley Scott, celui de John Paul Getty III, le petit-fils de J. Paul Getty, le magnat du pétrole. Un réalisateur renommé, une histoire sulfureuse mettant en scène une tragédie frappant les grands de ce monde, alors que les podcasts dédiés aux affaires crimi- nelles rencontraient leurs premiers succès: qu’est-ce qui pouvait se mettre en travers de sa route ? Un acteur sombrant dans une affaire d’agression sexuelle, Kevin Spacey ! Effacé au montage, il céda sa place à Christopher Plummer (auquel il n’est aucunement lié), avec qui il fallut retourner plusieurs scènes. 50 millions de budget, 56 millions de revenus, c’était déjà ça.
Aux yeux de Charlie, cela n’avait pas tellement d’importance, il voulait donner à sa carrière cinématographique une nouvelle tournure, et c’était bien ce qui se profilait. “Observer comment Ridley Scott travaille, être dans la même pièce que lui, était un immense privilège, j’avais l’impression d’être le type le plus chanceux du monde.” De ringard que personne ne voulait embrasser dans la pièce de fin d’année à jeune premier sur le plateau de Ridley Scott, il avait fait du chemin. À 17 ans, il avait enfin un rôle adulte. The O.C. donc, mais aussi Gossip Girl : le réalisateur et scénariste Josh Schwartz est le spécialiste des tourments adolescents, en prise directe sur leur époque. Avec ce nouveau projet, il s’attelle à redonner vie aux pensionnats de l’Alabama tels qu’ils étaient au début des années 2000, qui paraissent bien pittoresques au regard de notre époque ultraconnectée, évoquant plus une société insulaire gouvernée par ses propres règles et traditions qu’une vénérable institution dans le genre d’Harvard, le tout sur la bande-son typique de l’époque – Clap Your Hands Say Yeah, The Killers... Dix ans avant l’avènement des réseaux sociaux, lorsque des étudiants avaient quelque chose à se raconter, ils attendaient de se voir. Et c’est ainsi que Charlie, ou plutôt son personnage Miles, rencontre Alaska Young (Kristine Froseth), une jeune fille explosive qui prend la main de Miles et la presse sur son sein, juste après l’avoir rencontré, pour illustrer à quel point l’histoire qu’elle lui raconte est dingue.
AFFRONTER CETTE EXISTENCE
Miles se fait alors un devoir de tout savoir d’elle – mais il n’existe aucune carte indiquant comment découvrir une personne qui vous inspire autant de désir, une personne qui remue ce qui en vous était morne et qu’il vous faudra désormais nourrir tout le reste de votre vie. Cette existence doit être affrontée, pas ignorée. Ou, pour reprendre la formule du poète Walt Whitman, que l’on aperçoit taguée sur le mur de l’école de Miles: “These are the days that must happen to you.” Si l’argent peut acheter un quotidien idéal à un adolescent, c’est l’inconfort qui bâtit une personnalité. Cette série est déjà un classique que seuls ceux qui ne connaissent que trop bien la piqûre du dard du rejet et de l’échec (en ayant conscience de ce que cela coûte d’échouer et d’essayer encore) pouvaient imaginer. “C’est pour cette raison que j’adorais Rocky, avoue Plummer. Mais cela ne compte pas comme un film italien, je crois...” Nous savons dès la fin du premier épisode que la sublime, l’impulsive, l’assurée Alaska Young va mourir d’ici la fin de la saison. Mais nous ne savons pas combien de temps nous pourrons passer avec elle. Miles ne saura jamais si elle a choisi ses derniers mots – une idée étrange pour un(e) adolescent(e) qui se prépare plutôt à construire sa vie. La décès d’Alaska laisse Mile inconsolable, comme empoisonné par le chagrin. À cet égard, il fait penser au président américain William McKinley (1843-1901, élu en 1897), qui agonisa plusieurs jours, les balles de l’assassin logées dans son abdomen mettant un terme à son mandat. Alors que la fin s’approchait, sa femme se mit à pleurer, hurlant: “Je veux partir aussi, je veux partir aussi !”, McKinley, à bout de force, se tourna vers elle et lui dit : “Nous partons tous”.
À ce propos, il est temps de quitter le studio où nous avons rencontré Charlie. Ses derniers mots ? “Mes derniers mots préférés sont ceux sur lesquels le livre se termine. On les doit à Thomas Edison, sur son lit de mort. Il ouvrit les yeux et murmura : ‘C’est vraiment magnifique par ici’”.
Looking for Alaska, disponible sur Hulu le 18 octobre.
Traducteur Fabrizio Massoca
Assistant photographe Andrew Espinal Production Mariana Cantu @ MC Colectiva Grooming Jessica
Ortiz @ Forward Artists Remerciements à Gullwing Motor Cars Inc.