Rudolf Noureev : “Je danse ce que je pense, comment je pense, ce que je sens”
Son regard d’abord, impétueux. Dardant l’objectif, crânement. “Savez-vous seulement d’où je viens ? Pouvez-vous seulement imaginer jusqu’où j’irai ?” semble-t-il lancer. Cliché en noir et blanc, Rudolf Noureev est âgé d’à peine 20 ans. Il se sait désirable, puissant, doté d’une vigueur et d’une volonté hors normes. Ce Tatar musulman a déjà tant vécu, tant vaincu. Atypique, dès sa venue au monde. Le 17 mars 1938, dans un wagon de 3e classe du Transsibérien, en route vers Vladivostok. Au cœur d’un hiver implacable, Farida, sa mère, accompagnée de ses trois filles, accueille avec joie et soulagement ce garçon qu’elle attendait si fort. Et sur lequel vont peser tous les espoirs d’un père instructeur de l’armée. Mais, tenu à l’écart de sa famille dans de lointaines garnisons, l’officier ne voit guère pousser l’herbe folle qu’est Rudolf. Lorsqu’ils se retrouvent réellement, l’enfant a 8 ans. Et la danse, découverte l’année précédente lors d’un spectacle, est désormais idée fixe. Il possède déjà cette ténacité et ce caractère ombrageux qui seront sa marque de fabrique et, pour l’heure, la seule issue à la chronique d’une morne existence annoncée. Mais dans sa petite ville d’Oufa, province de Bachkirie, il pratique d’abord la danse de caractère, à la rigueur formatrice. Anna Udaltsova, autrefois membre du Ballet Diaghilev, remarque ce “Poulbot mal habillé et sans manières”, lui enseigne la danse académique puis l’encourage à rejoindre Leningrad. Il prend un aller simple. Entre l’illustre cité et la misérable Oufa, il y a 1 600 kilomètres et des années-lumière pour le jeune homme, alors dénué de tout code comportemental. A 17 ans, il entre à l’école du prestigieux Kirov. Mais le sauvageon ne tolère guère la sujétion. Il se heurte à certains professeurs qu’il juge “mauvais”, et à ses condisciples qui, enviant son étrangeté, son indocilité, son talent le placent au-delà du cercle. Lui, d’ailleurs, est taillé dans un carré. Tout de contrastes : solide comme le rocher continuellement heurté par les vagues, mais d’une grâce infinie. Un mètre soixante-treize de précision et de force vive.
Noureev est animé d’un unique dessein, devenir le meilleur danseur qui soit. En trois ans, il surpasse tout le monde. 1958 : à l’issue de sa formation, et contrairement à tous les usages, il est nommé soliste. Avant lui, seuls Michel Fokine et Vaslav Nijinski ont ainsi été distingués. Le Ballet du Kirov lui ouvre grand ses portes. Il y reste trois saisons, est distribué dans dix-sept rôles. En mai 1961, à l’occasion d’une tournée du Kirov, il arrive à Paris, où il demande l’asile politique. Il ne reverra son pays natal qu’en 1989. Ce geste a un retentissement international, il inscrit son nom en Une des plus grands quotidiens, lui offrant ainsi une rampe d’accès immédiate à la gloire. Débutent alors pour lui une période de trente glorieuses. L’Opéra de Paris l’intègre à ses distributions. Le Royal Ballet de Londres le sollicite comme danseur invité. Deux rencontres décisives marquent cette première année. Celle du Danois Erik Bruhn et de la Britannique Margot Fonteyn. Deux danseurs exceptionnels. Noureev s’éprend de l’un et de l’autre. Il forme avec le premier un duo de cœur et d’esprit, et avec la seconde, un tandem scénique aussi fusionnel qu’improbable. Fonteyn est son aînée de vingt ans. Ils se produiront ensemble durant plus d’une quinzaine d’années.
Noureev choisit une scène à la mesure de sa démesure, le monde entier. Il veut tout. La nuit et son cortège de possibles où nourrir ses vies parallèles, et le jour, pleinement dédié à son travail. “Je danse ce que je pense, comment je pense, ce que je sens”, affirme-t-il, à 23 ans. Il est bicéphale : danseur d’une extrême virtuosité et grand artiste, “nous n’avions pas l’habitude de cette alliance”, souligne Ninette de Valois, fondatrice de la Royal Ballet School de Londres. Noureev domine la scène, le public lui appartient. Pour mieux se mettre en valeur, il fait raccourcir le pourpoint allongeant ainsi la jambe, fait amplifier le décolleté pour atténuer la robustesse de son cou, et réclame une forme cintrée, destinée à souligner son tour de taille particulièrement fin, 72 cm. Travailleur acharné, il honore 200 à 250 représentations annuelles, signe des chorégraphies où il étoffe le rôle masculin, jusque-là effacé devant la ballerine. Son aura ne cesse de s’accroître. Tout comme sa fortune. Il a sept propriétés à son actif, dont un splendide appartement au 23, Quai Voltaire à Paris, un autre dans le Dakota Building de New York et les îles Li Galli, au large de la côté amalfitaine. Il peuple les deux premiers d’une multitude d’objets d’art, de tableaux et de mobilier ancien. Collectionneur compulsif il crée des intérieurs richement décorés, semblables à des palais d’esthètes. Il vit la vie rêvée de ses songes d’enfant privé de tout, évolue dans les univers mondains et artistiques. Jackie Kennedy, Lee Radziwill, Maria Callas, Marie-Hélène de Rothschild ou encore Andy Warhol figurent dans son carnet d’adresses.
Vie et mort d’un esprit libre
De 1983 à 1989, durant ses deux mandats de directeur de la danse à l’Opéra de Paris, il ne manque pas d’honorer sa réputation. Entre l’institution presque tricentenaire et le volcan créatif, les relations sont tumultueuses. Il ne cède rien. Il fait de Sylvie Guillem la plus jeune danseuse nommée Etoile, à 19 ans, contre toute procédure hiérarchique en vigueur, sollicite des maîtres de ballets étrangers, est également l’un des premiers à inviter des chorégraphes contemporains tels William Forsythe ou Twyla Tharp.
Le monde est à ses pieds. Présent aussi le 8 octobre 1992 à Garnier, lors de sa dernière apparition publique, à l’occasion de la représentation de “sa” Bayadère. Le 6 janvier 1993, il est définitivement enlevé à son public et à l’univers de la danse. Restent ses treize chorégraphies entrées au répertoire de l’Opéra de Paris, et son nom gravé à jamais au panthéon des génies de la danse.
Centre national du costume de scène, Collection Noureev, Quartier Villars, route de Montilly, 03000 Moulins (Allier), tél. : 04 70 20 76 20. Depuis octobre 2013, le musée accueille de façon permanente quelque 300 pièces issues de l’immense collection bâtie par le danseur. Costumes historiques, gravures, photos, objets personnels et mobilier (scénographie par Ezio Frigerio) tissent une passionnante remise en perspective de la destinée de Noureev.
Avec l’aimable autorisation d’Air France magazine.