Rufus Wainwright : "Je me sens de retour au cœur de mon existence"
Huit ans qu’il n’avait plus publié de chansons originales, huit ans à nourrir son inspiration d’autres alluvions : des opéras (deux), des sonnets de Shakespeare mis en musique, un mariage (avec le directeur artistique Jörn Weisbrodt), un enfant (conçu avec Lorca Cohen, fille de). Respirer d’autres airs et contempler d’autres ciels, est un pari en ces temps de flux continu de la production musicale et d’obsession pour l’ubiquité permanente, que l’on recommanderait (administrerait de force, parfois) aux artistes tournant parfois en rond, quitte à creuser le fossé dans lequel s’échouer, en cale sèche. Le fabuleux Unfollow The Rules est une preuve supplémentaire des bienfaits de la mise en jachère de la création. Tout en velours, damasseries, soieries et pierres précieuses, l’album convoque les grands anciens du genre pop, les amoureux et amoureuses des sensations fortes, de la chanson montée en chantilly, du grand huit émotionnel et d’exercices mélodiques de haute voltige, projetant l’auditeur de mélancolie diffuse en euphorie assumée, mis en scène en Technicolor et Cinémascope, sonorisé en harmonie avec une voix impériale.
Prendre le temps, avant de publier un album, était-il essentiel ?
Ce projet est un peu différent des précédents… Auparavant, j’obéissais à un système précis : je faisais un disque, puis une tournée, avant de retourner en studio refaire un album, etc.…Il fallait trouver l’ancrage émotionnel du disque, et construire le reste autour, puis déterminer quel serait le single pour les radios… J’étais fatigué du rythme imposé par l’industrie du disque. Ces dernières années, j’ai écrit des opéras et adapté des sonnets de Shakespeare sans cesser d’écrire des chansons. J’ai laissé au producteur, Mitchell Froom, soin de décider lesquelles formerait un ensemble cohérent. Il y en avait d’incontournables, mais je ne voulais pas trop m’impliquer sur ses décisions. Nous voulions continuer à entretenir la légende Rufus Wainwright, avec ce son singulier qui représente mon univers. Sans aucun doute, revenir vivre à Los Angeles, où j’ai commencé ma carrière, et la volonté de m’inscrire dans la dynastie des musiciens installés en Californie, tels que Randy Newman, Neil Young ou Joni Mitchell ont fait partie des paramètres qui ont influencé l’écriture de ces nouvelles chansons.
Quel regard, plus de vingt ans plus tard, portez-vous sur vos débuts ?
Après quelques années à Montréal et Los-Angeles, je suis parti vivre à New-York. Cette période était désastreuse…Ce que je faisais était aux antipodes de l’esthétique de l’époque, en vigueur dans la ville alors, le côté héroïne-chic, grunge, nihiliste…Et moi je portais des nœuds papillons et chantais des airs d’opéra ! Je ne me sentais pas à l’aise et si je n’étais pas disposé à tout abandonner, j’étais découragé. Arrivé à Los Angeles, j’ai eu l’impression que les portes du Paradis s’ouvraient ! Tout le monde aimait ce que je faisais, j’ai signé dans une grosse maison de disques, Dreamworks (créé par David Geffen, ndlr). Je me retrouvais plus facilement dans l’histoire musicale de la ville, incarnée par Harry Nilsson, les Beach Boys, Van Dyke Parks. Quand je suis revenu à New-York, avec un disque sous le bras, tout le monde m’aimait.
Où habitez-vous aujourd’hui ?
A Los Angeles, j’ai besoin de soleil, comme une fleur ! Et puis, le paysage m’inspire, ce qui est heureux, on y passe tellement de temps dans sa voiture !
En quoi l’écriture d’opéra a influencé votre travail de songwriter ?
Je suis devenu un genre de Robin des Bois de la musique, je prends aux riches pour rendre aux plus riches encore ! J’ai écrit de l’opéra, car j’aime cette forme artistique et son ampleur dramatique, travailler avec un orchestre, les chanteurs, et j’adore l’idée de se perdre dans un monde fantasmé. Mais quand je sors de cette expérience, je retrouve mes fantômes… Ces deux univers ont plus besoin l’un de l’autre que ce qu’ils s’imaginent. Ils se connaissent si peu ! L’opéra pourrait être plus simple, plus accessible, et la pop pourrait être plus sophistiquée, plus romantique, plus… flamboyante ?
Comment liez-vous ces deux expériences ?
Ecrire de l’opéra exige plus de dextérité, de prendre du recul pour considérer l’œuvre dans son ensemble, être capable d’être plus collaboratif. C’est une tâche herculéenne… mais très gratifiante. Ecrire de la pop, en ce qui me concerne, est une entreprise d’exploration de mes préoccupations égoïstes, de me plonger dans mon ego, mon cœur, mes pensées, et exprimer tout cela sans offenser personne… et les convaincre d’écouter. C’était bon pour mon ego de travailler avec d’autres musiciens, de m’ouvrir aux autres. Toutes ces pop-stars, comme Lady Gaga ou Kanye West, semblent comme perdues dans la contemplation d’elles-mêmes…
Vous sentez-vous un devoir citoyen de prendre position sur les enjeux politiques ou de société, ou la musique se suffit-elle à elle-même ?
En tant qu’Américain, je ne peux absolument pas être indifférent à ce que fait mon pays, qu’il s’agisse de politiques extérieure ou intérieure, où même ne pas voter a un impact. Je suis un peu démodé, je crois foncièrement au pouvoir de l’album, de cette douzaine de chansons, de cette heure de musique, ce qui est environ la durée d’une symphonie, qui offre un voyage émotionnel, une expérience sensible, dont l’on ressort différent, plus empathique, plus attentif au monde. Ce n’est pas seulement un espace où l’on se sent en sécurité, on peut aussi s’y sentir en danger, puisqu’il permet de se lâcher…
Depuis vos débuts, vos chansons parlent explicitement de votre vie. Imaginez-vous l’écriture exclusivement sous cet angle ?
Cette problématique me fascine. Ces jours-ci, je suis passionné par le travail de Randy Newman. Ses chansons n’ont rien du tout à voir avec sa vie. Ce qui ne m’avait jamais paru, auparavant, comme une possibilité. J’ai toujours envisagé l’écriture sous le mode confessionnel, du réalisme. J’ai choisi ce chemin, et je ne pense pas m’en éloigner. Mais il est certain qu’écrire de l’opéra m’a incité à considérer ce qu’il y avait de mieux pour les personnages, pour l’histoire. C’est un bon exercice.
Quel est votre rapport aux réseaux sociaux ?
Avec mon mari, nous gérons le compte Instagram. Je trouve ce média léger, inoffensif. Je ne lis pas tous les commentaires, mais il n’y a pas de controverses, de débats. Je suis aussi sur Facebook, qui est pour les vieux, ce que je suis ! Lire certains posts, rédigés par des cinglé-e-s qui y trouvent un exutoire, est assez divertissant…Je me tiens aussi éloigné de Twitter que possible.
Quel est le point de départ d’une chanson ?
Me promener, longuement, dans une ville, me donne souvent des idées de chansons. La marche permet de débloquer l’inspiration quand je me pense à sec. Mais je crois aussi au travail : tous les matins, je me mets au piano. J’aime aussi l’idée que l’on me commande une musique, cela aide à sortir de sa zone de confort. J’ai souvent rêvé de chansons, et au réveil, j’enregistre les mélodies sur mon téléphone. Elles sont souvent intéressantes.
Ce n’est pas seulement l’industrie du disque qui a connu une révolution, le public entretient une relation avec la musique totalement différente, plus impatiente, et submergée par une offre pléthorique et gratuite… Est-ce que cela vous préoccupe ?
C’est moins une affaire de rituel, d’aller dans une boutique de disques, d’acheter quelque chose…Pour ceux qui aiment encore la musique, en ont encore besoin, je crois qu’ils la vivent encore plus intensément. Je suis d’une nature optimiste… Mais cela a toujours été difficile de réussir. Beaucoup de gens aspirent à devenir riches grâce à la musique, mais c’est un mirage dangereux. Le plus probable, si vous n’y arrivez pas, c’est que vous deveniez dingue. Cette approche matérialiste me dérange beaucoup. Dans une interview, Patti Smith disait que ce qui comptait, c’est votre travail personnel, pas ce qui passe à la radio.
De toutes vos expériences de musiciens, lesquelles ont le plus compté ?
Mes disques de pop. Je sais que je ne serai jamais Wagner ou Puccini, même si peut-être qu’un jour j’écrirais une œuvre qui sera encore écoutée dans un siècle. Après une longue absence, je me sens de retour au cœur de mon existence, et je suis reconnaissant de retrouver un lit dans lequel m’allonger.
Rufus Wainwright : Unfollow The Rules (BMG)
www.rufuswainwright.com