Alber Elbaz : "Je n’ai pas été vraiment heureux ces quatre dernières années"
Initié la saison dernière, et lancé en octobre, le projet Tod’s Factory est la toute dernière danseuse de Diego Della Valle. “L’industrie de la mode vit aujourd’hui une petite révolution, reconnait-il. Riches de choses à faire et de success stories remarquables, et dans laquelle il est impératif de se placer, avec de nouveaux concepts, et de nouveaux business models.” L’occasion pour l’homme d’affaires italien de positionner la marque Tod’s dans la frénétique course aux collaborations, dont les capsules et autres “drops” assurent aujourd’hui aux maisons de mode la possibilité de tenir le rythme créatif et commercial dans un marché compétitif en perpétuel mouvement. Et surtout de séduire une nouvelle génération avide de nouveautés et de collectors. Défini à l’interne comme un “laboratoire créatif”, Tod’s Factory met à disposition des créateurs et artistes invités son patrimoine iconographique, son excellence artisanale et son savoir-faire, de façon “exclusive, innovante et non-conventionnelle”. Après Alessandro Dell’Acqua en octobre dernier, c’est au tour d’Alber Elbaz de présenter son interprétation très personnelle des modèles iconiques de la marque italienne dans une capsule baptisée Happy Moments, qu’il nous raconte comme personne.
Comment l’aventure Tod’s a-t-elle démarré pour vous ?
Alber Elbaz : J’ai rencontré Diego Della Valle il y a deux ans de cela, afin qu’il me présente le projet. Puis j’ai rapidement découvert l’usine italienne de la marque, où j’ai été immédiatement séduit par l’atmosphère de travail qui y règne. Ici, le virtuel n’a pas sa place, on est dans le réel, et ça fait du bien. Artistes et artisans y travaillent avec leurs mains, mais aussi avec leur cœur, le tout en famille. Difficile pour moi d’imaginer pouvoir y apporter quelque chose de plus, mais j’ai finalement accepté de retranscrire pour une saison cette première impression.
Que vous inspire ce retour sur le devant de la scène mode ?
Beaucoup d’émotions. Depuis bientôt quatre ans (qu’il a quitté la maison Lanvin, ndlr), tant de personnes m’ont posé la question de savoir pourquoi je n’y étais pas déjà de retour… Et je me suis moi-même souvent posé la question ! Mais j’aime cette idée d’avoir pu prendre du recul, afin de voir les choses sous une autre perspective. Cela fait deux ans que j’observe véritablement ce qu’il s’y passe, jour après jour, ses nouveautés, ses besoins, ce que je pourrais éventuellement lui apporter de différent.
Et vous avez trouvé ?
Le secteur est aujourd’hui très difficile à appréhender. Et à comprendre. Quel est maintenant le rôle d’un créateur ? Que sommes-nous supposés faire ? Créer, “networker”, “curater” ? Être d’abord talentueux ou célèbre ? Ce sont les questions que je me pose…
Accepter une collaboration, n’est-ce pas déjà rentrer dans le jeu ?
Je reconnais avoir beaucoup réfléchi au sens et à l’essence de ce phénomène de “capsules”, si ancré dans l’air du temps. À ce que doit être sa priorité : assurer une association talentueuse, ou un simple coup marketing, un “buzz” comme on dit ? Je me demande parfois jusqu’à quel point un designer doit faire preuve de créativité exacerbée pour montrer au monde ce dont il est capable et espérer ainsi avoir son moment Instagram.
Quelle a été votre inspiration première pour Tod’s ?
Notre idée initiale était en réalité de travailler autour d’une paire de baskets. J’ai bien compris l’importance qu’elles représentent dans un monde si pressé. Paris n’a jamais été aussi embouteillée, et la moitié de ces rues sont désormais réservées aux piétons. Un peu comme si nos chaussures étaient devenues un moyen de locomotion à part entière !
Vous rêviez sans doute de quelque chose de plus doux ?
Oui, j’ai décidé de travailler sur l’idée de ces "Happy Moments" de notre vie quotidienne, et la collection en porte d’ailleurs le nom. Avec l’envie de faire des chaussures qui rendraient les gens heureux. Il faut dire que je n’ai pas été vraiment heureux ces quatre dernières années. Et j’ai bien vu que le milieu de la mode ne l’était pas vraiment non plus ! L’industrie de la mode est probablement une de celles qui vend le plus de rêves, et ceux qui y travaillent en manquent cruellement. C’est en tout cas ce que j’entends beaucoup en ce moment autour de moi.
Et concrètement, cela donne quoi ?
J’ai travaillé autour de moments de vie, à partir d’histoires, de mots, de personnes. Je ne suis pas tellement images, je pense qu’il y a en une overdose. “Happy family”, “Happy to be free”, “Happy to be in love”…, à chaque moment heureux, sa paire de Tod’s ! Récemment, j’ai été à un mariage où j’ai vu la mariée souffrir toute la journée sur ces talons de 14 cm. Elle faisait de la peine à voir, et c’était pourtant le plus beau jour de sa vie ! Une paire de souliers plats tuxedo lui auraient si bien été ! La beauté passe aussi par le bonheur.
Comment reconnaître la touche Elbaz sur cette collection “Happy Moments” ?
C’est très simple : j’ai repris tous les modèles iconiques de la marque Tod’s en remplaçant leur semelle à picots traditionnelle par une semelle de baskets !