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D'où vient le génie créatif italien ?

Comme à la Renaissance, l’Italie essaime aujourd’hui son génie créatif dans le monde entier à travers ses marques les plus prestigieuses et ses créateurs les plus éloquents. Sa botte secrète ? Une culture, une histoire, un écosystème à nul autre pareil.

Dans le jardin d’hiver de l’hôtel Salomon de Rothschild, en pleine semaine de la haute couture parisienne, c’est une débauche de couleurs vives, un tourbillon de drapés et de sequins, une ode à la grâce et à l’extravagance que nous a offerte Pierpaolo Piccioli pour Valentino. “Bravissima!” s’exclame le public au passage de Lauren Hutton : l’actrice de 75 ans apparaît radieuse dans sa robe vert émeraude rehaussée de gants rose fuchsia. Éclats de joie et larmes d’émotion lorsque le directeur artistique italien vient saluer, entouré de 80 petites mains en blouse blanche. “Divin”, “magistral”, “inoubliable”, le défilé, qui met l’accent sur la notion d’inclusion, a cumulé les adjectifs élogieux. Deux jours plus tôt, une autre Italienne faisait sensation. Dans un décor chimérique, Maria Grazia Chiuri convoquait pour Dior ses ballerines en crinoline, toutes de noir vêtues, enveloppées de résille, voilette sur les yeux. Dans leurs robes bijoux, brodées de perles, cristaux et paillettes, les mannequins de Giorgio Armani s’avancent d’un pas tranquille et effectuent à plusieurs reprises un tour sur eux-mêmes pour laisser le temps aux invités d’admirer leur silhouette. Une couture dans la pure tradition du “made in Italy” héritée de l’après-guerre avec Simonetta ou les sœurs Fontana. Au même moment, la maison Schiaparelli, propriété du groupe italien Tod’s, revenait sur le devant de la scène avec un nouveau directeur artistique, Daniel Roseberry. Ses robes sculpturales, de gigantesques volutes de drapés, ont fait le tour des réseaux sociaux. “C’est le grand moment de la mode italienne. Il y a toujours eu des vagues dans la mode, comme celle des Belges ou des Anglais, cette fois c’est à l’Italie de briller”, s’enthousiasme Elisabetta Zenatello, ex-coordinatrice du marché européen pour l’enseigne Lane Crawford, aujourd’hui consultante mode.

LA FIBRE INCLUSIVE

“La mode italienne fonctionne comme une grande symphonie : marques, designers et artisans travaillent main dans la main dans un système créatif et productif unique au monde, indique Maria Luisa Frisa, curatrice de mode qui a organisé l’an dernier l’exposition ‘Italiana, Italy through the lens of fashion 1971-2001’ à Milan. La majorité des produits de mode haut de gamme est fabriquée ici.” Tissage dans le Piémont, maroquinerie en Toscane, confection dans les Marches, l’Italie regorge de savoir-faire. “Mais au-delà de cet écosystème, c’est avant tout la capacité des designers et des managers à comprendre la société qui compte aujourd’hui. L’inclusivité est une notion particulièrement bien maîtrisée par les créateurs italiens”, poursuit la spécialiste, professeure à l’université IUAV de Venise. Ainsi, Alessandro Michele, directeur artistique de Gucci, a fait de l’accessibilité son cheval de bataille, il crée une “mode pour tous” et s’implique dans des débats de société. Dans son défilé croisière 2020, il soutenait ainsi le droit des femmes à disposer de leur corps. À chacun de ses défilés, Pierpaolo Piccioli glisse un mot sur la diversité et montre la voie avec des castings qui célèbrent la beauté sous toutes ses formes. Dans la lettre d’intention du dernier défilé haute couture Valentino, on pouvait lire : “L’inclusion, en fait, est un acte créatif et humain. (...)  Tous égaux, tous différents.” Une analyse sociologique très 2019. “Sans être prisonniers de ces discours dans l’air du temps, les designers italiens font avant tout de beaux vêtements, très bien coupés. Le stylisme d’Alessandro Michele est très flamboyant, très exubérant, mais lorsque vous allez en boutique, les pièces sont faciles à porter, s’adressent à tous. Ce que fait Riccardo Tisci chez Burberry est très beau aussi, tout en étant très commercial”, souligne Mimma Viglezio, consultante et rédactrice en chef de SHOWstudio.

DES DIRECTEURS ARTISTIQUES IMPRÉGNÉS D’HISTOIRE ET DE CULTURE ITALIENNES

“L’Italie est un pays d’une extrême beauté, tous les designers qui vivent ou ont passé leur enfance ici y sont sensibles, cela façonne leur style. Vivre en Italie est quelque chose d’unique, il y a tant d’histoire et d’inspiration. Ces racines sont très importantes pour un créatif”, explique Andrea Lupo Lanzara, vice-président de l’Accademia di Costume e di Moda de Rome, dont est diplômé Alessandro Michele. “Alessandro et Maria Grazia Chiuri sont tous les deux nés à Rome ; Pierpaolo Piccioli vit à Nettuno, sa ville natale, près de la capitale. La ville, qui est tout le contraire du ‘less is more’, les influence toujours beaucoup”, poursuit ce dernier. Maria Grazia Chiuri se dit même parfois “cannibalisée” par la ville, tant sa beauté et sa perfection l’ont marquée. C’est d’ailleurs la Ville éternelle et les musées du Capitole qu’Alessandro Michele a choisis pour son défilé croisière 2020. L’occasion de rendre hommage à la Rome antique, qui imprègne ses créations depuis toujours. “L’architecture italienne est une source d’inspiration inépuisable pour les créateurs”, souligne Elisabetta Zenatello, faisant référence au défilé Fendi haute couture organisé sur le mont Palatin, l’une des sept collines de Rome, avec en toile de fond le légendaire Colisée. Sur les silhouettes, on remarque des manteaux mosaïque, des frises romaines, des imprimés marmoréens... “Sans oublier un sens indéniable de la famille”, ajoute Andrea Lupo Lanzara. Tout le monde connaît Elmerinda, la mère adorée de Riccardo Tisci, qui vient de fêter ses 90 ans. “My everything”, a-t-il légendé sa photo d’anniversaire sur Instagram.

DU STYLE ET DES CHIFFRES

“Prince baroque”, “révolutionnaire”, “roi Soleil de la mode” : la mode a trouvé en Alessandro Michele son nouveau maître. Il faut dire qu’il a propulsé Gucci dans l’ère de l’hypercroissance (en 2018, la marque florentine a franchi le cap des 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires, contre 6 milliards en 2017). Autre succès : début juillet, les premiers résultats financiers de Burberry sous l’ère Riccardo Tisci sont tombés. Le groupe de luxe a annoncé une forte augmentation de ses ventes au premier trimestre 2019, le double de la croissance attendue par les analystes. Les collections du designer italien séduisent tout particulièrement les millennials chinois, et notamment la sériede drops lancée par Tisci – des produits vendus en quantité très limitée sur Instagram et WeChat (comme cette paire de manches en cuir, en rupture de stock mondiale en moins de... vingt minutes). Deux créateurs italiens qui travaillent main dans la main avec deux PDG... italiens. “Marco Gobbetti chez Burberry et Marco Bizzarri chez Gucci figurent parmi les PDG les plus visionnaires du moment. Un bon mariage entre un créateur et un PDG est aujourd’hui indispensable : les duos Gobbetti/Tisci, Bizzarri/Michele se comprennent et se soutiennent. Ensemble, ils bâtissent une stratégie de développement : la créativité au service du business”, souligne Mimma Viglezio. Une liste à laquelle s’ajoutent Pietro Beccari, PDG de Christian Dior Couture, Diego Della Valle, PDG de Tod’s, mais aussi Francesca Bellettini, à la tête de Saint Laurent – la seule femme dirigeant une maison de mode au sein du groupe Kering. “Cette dernière a toujours été très activement soutenue par Marco Bizzarri, c’est un peu son dauphin”, ajoute Mimma Viglezio. Un autre trio d’Italiens fait aussi beaucoup parler de lui en ce moment : Davide De Giglio, Marcelo Burlon et Claudio Antonioli ont fondé en 2016 la très discrète holding New Guards Group. Elle a donné naissance aux marques de streetwear les plus populaires du moment : Off-White, Heron Preston, Kirin (le label de la DJette sud coréenne Peggy Gou) ou Palm Angels fondée par l’Italien Francesco Ragazzi qui a coutume de dire qu’on “comprend le monde grâce à ses followers”. Avec un chiffre d’affaires annuel de 420 millions d’euros, le groupe milanais a été racheté cet été par la plate-forme britannique d’e-commerce Farfetch. Une occasion manquée pour l’Italie de se doter d’un groupe de mode d’envergure internationale, l’équivalent d’un Kering ou d’un LVMH, qu’elle ne possède toujours pas.

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