La mode en Queer, évolution ou appropriation ?
Ses cheveux sont mi-longs et rasés sur les côtés. Sa mâchoire n’est ni carrée ni menue ; ses lèvres ne sont pas maquillées et pas effacées pour autant. Vous avez entre les mains la toute nouvelle progéniture de Mattel, la société derrière Barbie, qui, cette fois-ci, propose le contraire de son best-seller hypersexué : une poupée “genderless”, ou de genre neutre, qui se définit sans passer par la binarité homme-femme. Cette dernière est livrée avec des perruques, des accessoires, des robes, des jupes et des pantalons, invitant l’enfant à dissocier une pièce vestimentaire ou une longueur capillaire d’un genre. Le message semble clair : l’identité masculine ou féminine est une construction, que l’on peut donc déconstruire, alors le corps devient un terrain d’expérimentation et d’expression que l’on peut libérer de ces dogmes, et ce depuis le plus jeune âge. Pourquoi aujourd’hui ? Rien n’est laissé au hasard chez Mattel. Comme chaque incarnation de sa grande sœur, ce jouet est également le miroir d’un contexte social en mutation. “Les jouets sont le reflet d’une culture ; alors que le monde célèbre l’impact positif de l’inclusivité, nous avons senti qu’il était temps de créer une gamme de poupées sans étiquette”, explique Kim Culmone, senior vice-présidente de la mode de la firme. Effectivement, entre l’apparition de l’orthographe inclusive, les toilettes neutres ou encore les écoles sans genre (en Suède), la société semble vouloir se défaire des multiples injonctions dans lesquelles les enfants ne se reconnaîtraient souvent pas. “À travers des recherches, nous avons remarqué que les enfants ne veulent pas que leurs jouets soient dictés par le genre”, souligne Kim Culmone. Et ceci est tout aussi vrai pour les adultes.
Le genre : un concept has been ? Effectivement, de nombreuses études de marché notent que les nouvelles générations ne réagissent plus aux publicités genrées. Selon une enquête de Trendwatching.com, “Les gens, tous âges et conditions confondus, construisent leur identité de façon plus libre que jamais. Les modèles de consommation ne sont plus définis par l’âge, le genre, l’argent, le statut familial.” Cette mode sans genre serait-elle le refus des produits tels qu’on nous les sert depuis longtemps – comme les stylos Bic fins et pailletés “pour femmes” ou les Kleenex XXL rangés dans une grosse boîte noire “spécial messieurs” ? Encore et toujours, la publicité joue sur une dualité entre homme intrinsèquement puissant et femme naturellement délicate. Les campagnes de parfums flattent mieux que personne ce modèle, avec des story-telling montrant des demoiselles virevoltantes autour de la tour Eiffel, et des hommes au volant d’une grosse voiture accompagnés de jolies filles. Pourtant, à l’heure du mouvement #MeToo, la symbolique de ces images semble quelque peu désuète.
Aujourd’hui, la mode et le lifestyle semblent en quête d’un nouveau récit identitaire, qui ne passerait pas par cet idéal sexiste et capitaliste. “Dans mon monde, le genre n’existe pas, je ne vois que des gens, des personnalités. On a besoin d’une mode qui valorise autre chose que des normes archaïques, une tribu qui se retrouve autour d’autres valeurs plus égalitaires et pérennes”, explique Francisco Terra, à la tête de la griffe gender-neutral Neith Nyer. Il est une des figures de proue d’un marché en plein boom, tout particulièrement dans les domaines de la mode et de la beauté. Dans une autre veine mais avec un idéal partagé, le créateur canadien Rad Hourani propose une vision délivrée des dogmes et au look aussi ténébreux que couture ; le label Lester Larson imagine, lui, des bleus de travail unisexes ; tout comme Wild Fang qui s’adresse à un public sans genre, ou la marque Tomboy X et ses sous-vêtements aux coupes simples pour tous.tes. Sans oublier le concept-store londonien iconique Dover Street Market qui a ouvert le mois dernier sa première boutique parisienne dédiée à la beauté et, notamment, à des soins et parfums non-binaires. Et cela ne se limite pas au luxe : le dédorant Lynx, connu pour jouer sur des clichés virils, introduit son premier modèle sans genre, avec un flacon noir et vieux rose habillé de la mention “for everyone”. H&M et Zara s’essayent également aux lignes gender-neutral, et la firme Unilever déclare ne plus vouloir promouvoir des images de genre aussi clivantes. 50 nuances de neutre Cette évolution, on la remarque aussi chez les célébrités : Jaden Smith arbore régulièrement des robes et pose en jupe pour une campagne féminine Louis Vuitton ; Zayn Malik porte des chemisiers achetés au rayon femme, tout comme Kanye West. Le rappeur Young Thug a même annoncé qu’il se marierait en robe, une décision qu’il résume de la sorte : “Quand il s’agit du swag, le genre n’a pas sa place.” Le neutre n’apparaît pas comme une absence de genre, mais une richesse qui ne passe pas par l’identité sexuelle assignée à la naissance. On distingue déjà des sous-cultures comme celle du “softboi”, une personne à la sensibilité assumée, ou le “spornosexuel”, qui revendique un entretien exacerbé de son corps. Sans oublier le neutre qui habite nos vies depuis longtemps sans que l’on s’en rende compte : les baskets et le sportswear en général sont en grande partie unisexe ; la voix de l’iPhone, Siri, est pensée elle aussi pour sortir du paradigme homme-femme. Une pensée qui évoque directement les études de genre et la théorie de performativité développée par la sociologue Judith Butler pour qui être homme ou femme ne serait qu’une performance apprise, répétée et exécutée pour satisfaire la société. À bon entendeur.se…