5 nouveaux artistes qui s'affranchissent des diktats du marché de l’art contemporain
Jeffrey Cheung
À travers ses figures colorées entremêlées exécutant des chorégraphies joyeusement érotiques, Jeffrey Cheung concilie deux univers radicalement éloignés qui, a priori, s’excluent l’un l’autre : d’un côté la culture LGBT queer, qu’il revendique fortement, et de l’autre le street art et le monde du skate “très mâle”, ouvertement homophobes et misogynes. Né à Oakland, dans la baie de San Francisco en Californie, il continue de vivre et de travailler là-bas, même si ses expositions l’emmènent cette année de Los Angeles (à la New Image Art Gallery) à New York (Hashimoto Contemporary) en passant par Paris avec une nouvelle galerie atypique, Bim Bam Gallery, qui l’a exposé en février dernier et où son travail a été salué notamment par Pedro Winter, fondateur du label Ed Banger. Pour suivre la folle course de Cheung de continent en continent, le plus simple est de se rallier à son compte Instagram et ses presque 35 000 followers parmi lesquels on trouve, notamment, Charli XCX.
Tout aussi frénétiques, ses peintures, souvent en grand format (prints, collages dessins et fresques), portent en elles l’énergie folle du street art, une liberté de ton, et des revendications qui ont déjà séduit une des légendes du milieu, le graffeur Barry McGee. En janvier 2017, Cheung a parallèlement lancé,avec son boyfriend Gabriel Ramirez, Unity Press & Skateboarding, un collectif de skate queer et une plate-forme d’expression pour la minorité queer. Là, il peint des skateboards (plus de 1200 depuis la création de Unity!) et fait des séries de prints ou de T-shirts qu’il vend au profit de l’aide aux QTPOC (Queer people, Trans people, and People of Color). Le reste de son temps libre, il le passe à jouer dans deux groupes de punk – Meat Market et Unity – ou à revoir les films sensuels de Wong Kar-wai comme Happy Together, dont il est fan.
Peintre, musicien et skateur, Jeffrey Cheung met tous ses talents au service de son activisme, mais avec humour. Extrêmement timide, il s’exprime avec ses dessins, sa manière à lui la plus efficace de militer, de faire reconnaître les droits LGBT dans le monde de l’art comme dans celui du skate, sa communauté de cœur depuis le lycée, où les liens sont plus directs. Dans toutes ses œuvres, il met en scène des personnages à la sexualité débridée, avec un trait percu- tant qui rappelle un peu celui du dessinateur Tomi Ungerer dont les affiches revendiquaient la liberté sexuelle et dénonçaient la guerre du Vietnam dans le New York des années 60-70. Du “Faites l’amour pas la guerre” des seventies aux étreintes hédonistes et contorsionnistes de Jeffrey Cheung qui mêlent fesses, mains, grands sourires, poils et peaux de toutes les couleurs, il n’y a qu’un pas, celui de la libération.
Vaughn Spann
Dans le sillage de Nathaniel Mary Quinn, Vaughn Spann, 27 ans, trace son chemin vers les sommets à une vitesse fulgurante depuis 2018. Pourtantleurs parcours ne peuvent pas être plus éloignés. D’un côté, Quinn, qui est né dans un des pires quartiers du tristement célèbre South Side de Chicago et qui a commencé doucement à se faire connaître à 37 ans. De l’autre, Spann, qui a explosé en deux ans, est passé très vite d’expositions collectives pres- tigieuses à un contrat exclusif pour l’Europe et la Chine depuis juillet 2019 avec la célèbre galerie Almine Rech. Sa première exposition solo à New York en janvier a été sold out au bout d’une petite semaine. Bref, Spann a tout du petit prodige de l’année. Son background? Complètement inattendu et plein d’anges gardiens. Né en Floride et élevé dans le New Jersey, Spann, fan des Pokemon et athlète accompli, se destine à des études en biologie (les sciences le passionnent) quand une rencontre avec Denyse Thomasos, artiste renommée et professeur d’art charismatique, le fait changer de choix de parcours universitaire. Il étudie les beaux-arts à plein temps, et elle voit clairement dans cet élève un peintre en devenir. Il postule ensuite dans l’une des meilleures universités du monde, Yale, pour un master of fine arts, et est accepté à sa deuxième tentative, le lendemain de la naissance de son premier enfant. Le voilà donc en train de tracer son chemin dans un environnement élitiste d’Ivy League où les galeries du monde entier envoient des sbires pour spotter année après année les nouveaux talents bankable. Là, il sera aidé par deux importants mentors, les artistes afro-américains Rashid Johnson et Titus Kaphar, qui lui apprendront à éviter les pièges du milieu. Vaughn Spann met, par exemple, un point d’honneur à ne pas s’en tenir à un style particulier. Il explore l’abstraction en s’attachant aux symboles du drapeau, de l’arc-en-ciel, des taches de dalmatiens (un marqueur d’une cer- taine classe sociale pour lui) ainsi qu’à la lettre X dont il fait une série, lettre qui évoque pour lui la position de son corps contre sa voiture quand, comme bien d’autres Afro-américains, il est arrêté par la police pour des contrôles routiers intempestifs et stressants. En fouillant toujours ses rêves et son subconscient, il s’attache aussi à peindre des toiles figuratives flamboyantes, presque fantastiques avec des personnages à deux têtes, habillés de couleurs vives et entourés d’animaux, qui évoluent en bord de mer dans des paysages qui évoquent sa Floride natale. Marié, avec deux enfants en bas âge (8 mois et trois ans), son diplôme de Yale en poche, des galeries à ses pieds et une stratégie claire en tête, Vaughn Spann, avec une intelligence et un aplomb à la hauteur de ses ambitions, mène de main de maître une partie d’échecs sur un marché de l’art rempli de pièges.
Tristan Pigott
Un jeune homme qui mange en souriant des tranches de courgettes avec humus en barquette, des plantes grasses en pot flottant avec théière et canette de boisson japonaise sur un fond à motif camouflage aux couleurs éclatantes, une jolie fille devant un mur rouge pétant, avec un portable coincé sur l’oreille en train de démêler ses écouteurs Apple, ou encore une femme buvant un smoothie couleur matcha, assise sur les genoux de son compagnon qui tient son Blackberry au-dessus d’une poubelle... Les scènes que compose Tristan Pigott se situent en plein dans leur époque, mettant en scène des millennials, ou leurs objets (junk food, iPhones, paquets de chips, yaourts...), le tout légèrement déformé, colorisé à outrance et reconstruit avec des perspectives tronquées comme s’ils étaient vus sous l’emprise d’une drogue hallucinogène. Ces œuvres nous mettent à la croisée des chemins entre l’hyperréalisme, l’onirisme et ces posts instagrams qui ont envahi notre vie. Ceux que Tristant Pigott peint, c’est nous, des êtres habitués aux selfies, aux filtres qui améliorent leur physique, une génération qui triche sur Tinder, qui poste des paysages retouchés en vacances dans un grand mélange où personne ne peut (ne veut?) plus démêler le réel (IRL) des artifices. Voir, être, être vu ou ne pas être? En Hamlet moderne, ou peut-être en saint Georges qui se battrait contre un dragon immatériel tel qu’il se représente lui-même dans Saint George Mocked (2019) (voir ci-contre), Tristan Pigott pose la question de la représentation artistique dans un monde qui n’a plus les pieds ancrés dans la réalité. En tant qu’artiste, Pigott tente aussi de se défaire de ses chaînes, de ses habitudes : en 2019, il a donc passé un master en sculpture au Royal College of Art à Londres, où il vit. Non pas parce qu’il aime ce medium particulièrement, mais juste pour sortir de sa zone de confort, pour appréhender les choses différemment. Il y a un côté joueur chez Pigott, un humour fait de nonsense et d’une légère ironie qu’on pourrait qualifier d’anglaise. Il a notamment relié une de ses dernières séries Slippery Gaze à deux œuvres abordant la création et l’irréel qui l’ont particulièrement marqué : De la nature des choses, du philosophe Lucrèce, et son roman favori Le Maître et Marguerite, de Mikhaïl Boulgakov. Slippery Gaze – en français, “le regard glissant” – évoque pour lui cette sorte de fatigue oculaire, ou psychologique, qui intervient quand on passe d’un monde à l’autre ou d’un écran à l’autre, dans un délire du “toujours plus” qui devient de plus en plus perturbant et acrobatique, tout en prenant le temps, en tant qu’artiste, de revenir à l’essentiel, le trait et la couleur. Vertigineux.
Justin Yoon
Un superman bleu bodybuildé portant moustache, slip et chaussettes blanches prend des poses lascives adossé sur une décapotable en compagnie d’une starlette aux cheveux noirs laqués à la Betty Page, sur fond de coucher de soleil mauve. À la fois naïves et sexualisées, les peintures de Justin Yoon affichent un kitsch très queer, assumé jusqu’au bout de la guimauve. Elles évoquent la Californie, mais une Californie fantasmée de chromo eighties. Et pour cause : si Justin Yoon est né à Los Angeles, il a grandi à Bundang, une ville high-tech cossue près de Séoul, en Corée du Sud, qu’il a quittée pour revenir aux États-Unis étudier à la Parsons New School for Design de New York, dont il sort diplômé en illustration en 2014. Aujourd’hui, c’est à Brooklyn qu’il travaille, ré-imaginant sans cesse des scènes “d’un autre monde de mélancolie romantique, rêveur et coloré” comme l’explique une note sur son site internet. Avec des couleurs pastel de bonbons chimiques, il exprime sa passion pour les couchers ou les levers de soleil de cartes postales et revisite sa mémoire d’enfance avec des formes chamallows, très nuageuses. Enfant, il aimait les mangas, la bouffe de fast-food et les balades en voiture avec son père sur un air de jazz. Mais ce qu’il aimait par-dessus tout ressort dans un petit manifeste publié en ligne dans le magazine américain des droits LGBT The Advocate : “En grandissant, inspiré par la culture americana, j’ai toujours été fasciné par les rock stars des années 70 ou les stars de cinéma des années 50, avec lesquelles j’ai développé cette intense sensation de relation en même temps qu’une idolâtrie presque divine, qui m’a affecté de manière multiple. Cette expérience émotionnelle m’a fait réaliser que la nostalgie fonctionne de la même façon que la mémoire.” Toujours dans le registre des idoles, les personnages de Yoon comme sa palette bleu et rose évoquent fortement le film culte d’avant-garde Pink Narcissus (1971), réalisé par le cinéaste et photographe James Bidgood, où des Adonis partiellement dénudés ou costumés posent dans des décors bricolés de tentures moirées. Ce fantasme gay en Technicolor® envoie aussi sans doute à la difficulté d’être d’un Coréen queer, une difficulté qui le fait se projeter derrière ce personnage de cartoon aussi bleu et nu que le dieu post-humain Doctor Manhattan des comics Watchmen. Toujours dans The Advocate, Justin Yoon précise cette identification : “Les figures masculines de mes peintures sont toutes un seul et même personnage que j’ai créé et que j’ai nommé Blue Dream. Lui et les autres personnages, dont Marge et Five Poundz (le chien), sont tous d’une certaine manière des versions imaginaires de moi-même et en même temps des Queer Asians Idols imaginées et romancées, que les gens peuvent admirer de loin et auxquelles ils peuvent s’identifier.” Sa page Instagram confirme cette incroyable revisitation de lui, alternant des images de ses tableaux et des dizaines de selfies où il pose dans des vestiaires de salles de gym, en sous-vêtements et huilé, l’air débonnaire et relax plutôt que sexy. Comme un double IRL de son Blue Dream. Plus qu’un fantasme, il s’agit d’une extraordinaire cohérence entre sa vie et son œuvre, où il force le réel à rejoindre l’imaginaire le plus décomplexé.
Graham Little
Ses gouaches sur papier si délicates se dressent paradoxalement contre à peu près tout ce qu’il est de bon ton de créer dans le monde de l’art contempo- rain aujourd’hui, peuplé d’œuvres souvent ironiques, voire cruelles, politisées, trash, sexualisées ou conceptuelles à l’extrême. Graham Little, lui, mise tout sur la douceur : douceur de ses sujets, souvent des jeunes filles en fleurs rêveuses ou absentes au monde, qui semblent échappées des seventies, et douceur de la représentation, avec un travail maniaque de la lumière et du trait. Le peintre, né en Écosse en 1972 mais vivant à Londres, affiche son romantisme à contretemps comme un étendard et un goût anticonformiste pour la perfection immaculée. Il travaille des mois sur une image, soignant au millimètre ses compositions, son atmosphère, le grain de peau, les paysages d’arrière-plan ou les reflets sur le moindre objet présent dans le cadre. Il s’inspire d’archives, de scènes rétro trouvées dans des magazines de mode des années 70-80, ces mêmes revues qui le faisait rêver enfant, et les retravaille pour raconter une histoire, un moment suspendu avec ce léger grain cher à la photographe star de l’époque Sarah Moon ou la précision calme des premiers tableaux de David Hockney. Bien sûr, Graham Little utilise la nostalgie, il la récupère, la sublime pour la recréer en fantasme, celui d’un passé artificiel qui n’a sans doute jamais existé. Son romantisme plus-que-parfait fait aussi écho à celui des peintres préraphaélites anglais sans cesse en quête d’une beauté si parfaite qu’elle en devenait irréelle. En surface, Little nous montre des moments intimes, un quotidien sans faille – une mère qui allaite son bébé dans une immense salle de bains blanche et bleue, (Untitled, Mother and Baby, 2019). Dans son introduction de la monographie de Graham Little, Laura Smith, curatrice à la Whitechapel Gallery de Londres, lève un pan du voile: “L’immobilité de ces images n’est toutefois pas sereine; elle est plutôt complexe, chargée, bardée de possibilités. Les personnages de Little possèdent un air introspectif qui résiste même au regard le plus pénétrant.” Et si on commence à regarder les petits détails de ces scènes, des énigmes étranges à la David Lynch commencent à apparaître. Dans Untitled, Wood (2019), trois jeunes filles en sweaters pique-niquent par une belle journée d’automne, sans jamais croiser leurs regards : l’une tient une flûte, l’autre un panier et la dernière... tient un cube gris acier dans sa main telle la femme à la bûche de Twin Peaks. Plus délibérément sinistre, Little montre dans Untitled, Fox (2017) un renard en décomposition, la gueule grotesquement ouverte, posé sur une table blanche ornée de symboles géométriques qui évoque le renard zombie dans Antichrist, de Lars von Trier, déclamant de façon surréaliste “le chaos règne”. Un chaos ici totalement maîtrisé, isolé. Nous forçant à l’attention, voire à l’introspection, Graham Little tente de nous faire passer de l’autre côté du miroir dans un monde peuplé d’Alices trop parfaites et de mystères inquiétants.