PHILANTHROPIE

Laure de Clermont-Tonnerre, la femme qui murmurait à l'oreille des chevaux

Nouvelle venue à Hollywood, Laure de Clermont-Tonnerre réalise “Nevada”, un premier film extraordinaire sur un prisonnier et son mustang dans une prison de l’Ouest américain. Rencontre avec une réalisatrice en pleine ascension et avec de multiples cordes à son arc.
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Avec ce premier film extrêmement poignant, Nevada, Laure de Clermont-Tonnerre porte un regard lyrique sur une réalité brutale dans une prison à Carson City où un homme brisé et un cheval captif vont, malgré eux, tisser des liens qui guérissent. Robert Redford, très investi dans le projet, a produit le film et Matthias Schoe- naerts y tient le rôle principal, celui de Roman, un prisonnier taiseux adepte de la cellule d’isolement qui va se “réparer” grâce à ce programme de dressage de chevaux. Le film a déjà obtenu un beau succès critique aux États-Unis, au point qu’un des plus grands écrivains américains, Joyce Carol Oates, s’est fendu d’un tweet élogieux : “Nevada est émotionnellement insoutenable, brillamment rythmé et profondément émouvant. Si vous craignez qu’il puisse contenir de la violence contre les animaux, ce n’est pas le cas, de la violence contre les hommes, malheureusement oui. Ce n’est pas difficile de croire qu’il est ‘basé sur une histoire vraie’.”
Sur sa lancée, Laure de Clermont-Tonnerre vient aussi de réaliser des épisodes de la série de Hulu The Act, encensée aussi par la critique, avec Joey King, Patricia Arquette et Chloë Sevigny, sur la relation hautement toxique entre une mère, atteinte du syndrome de Münchhausen par procu- ration, et sa fille devenue sa victime.

 

Pourquoi ce choix d’un premier long-métrage sur l’univers carcéral américain ?

Laure de Clermont-Tonnerre: Mon court-métrage Rabbit portait sur un pro- gramme de thérapie par l’animal (sur une femme en prison à New York et son lapin, ndlr) et en continuant mes recherches, j’ai rencontré une psy de prison spé- cialisée dans la thérapie par le dressage de chevaux : on est parties interroger les prisonniers à Carson City, observer toutes les étapes du dressage et la vente aux enchères. Elle m’a aussi amenée à la prison de San Quentin en Californie: beaucoup d’hommes incarcérés là-bas lui semblaient proches du personnage. Je les ai rencontrés, ils ont même lu le scénario. Ils me racontaient des anecdotes, leur passé, je collectais plein de détails. À partir du moment où je me suis mise en complète immersion dans cet environnement, mon point de vue a changé: le film devait être plus viscéral, plus sensoriel, plus intérieur.

Nevada est toujours sur le fil entre fiction et réalité...

J’ai besoin d’ancrer l’histoire dans un lieu, dans une réalité mais aussi de créer de la poésie et du lyrisme. Il y a dans le film de vrais rêves de cinéma comme les chevaux pendant l’orage enfermés dans cette immense cuisine ou la scène de libération du mustang. Le film commence par des images de mustangs en liberté, heureux, qui sont brusquement traqués par des hélicoptères puis parqués dans des camions... On a filmé une vraie capture. Avec le montage, on a essayé de reconstituer une chorégraphie, de créer du suspens et de la tension. Ce n’était pas facile à filmer, on était assez loin de ce qui se passait: c’était assez éprouvant, très dur à filmer et à observer.

 

Tout le film fonctionne comme métaphore sur l’humain et l’animal, le côté civilisé ou non du système carcéral...

Oui, la question ici se pose aussi de savoir si l’on est esclave de ses propres pulsions ou esclave de la société. Et si c’est ni l’un ni l’autre, où est-ce qu’on peut trouver la liberté ? Peut-être une liberté intérieure. L’identification est très forte entre l’homme et le cheval. C’est un effet miroir: Roman est face à lui-même; c’est le cheval qui lui dit qui il est. Au cours d’une séance entre prisonniers, on se rend compte que leurs vies ont basculé en un éclair... Cette scène est inspirée d’un programme à San Quentin : un thérapeute permet aux prisonniers de faire une introspection en groupe. Ils se souviennent du moment de bascule pour comprendre comment ils ont foutu leur vie en l’air. Leurs peines cumulent parfois cent ans ou plus – mais leur crime a duré quelques secondes. Ce qui est le plus dur pour eux, c’est de se pardonner. Ils sont dans des souffrances et une solitude terrible. C’est pourquoi ce programme de réhabilitation par le dressage est si important. Le taux de réussite pour la réinsertion est énorme, avec très peu de récidives.

 

Est-ce que passer par le festival de Sundance a changé le destin du film?

Ça a ouvert des portes de façon radicale. En janvier 2015, j’ai fait mon pre- mier “lab” d’écriture à Sundance; en tant que Française, vouloir faire ce film, c’était très utopique. Sundance a pris la main: l’équipe m’a ancré dans une “famille” américaine pour faire des recherches approfondies, travailler mon scénario. Et, surtout, la rencontre avec Robert Redford a été décisive. Je savais qu’il avait créé le festival mais je ne savais pas qu’il serait aussi présent dans le travail du “lab”. Ça le passionne, il a créé Sundance pour donner une voix aux jeunes réalisateurs, les protéger des grands studios améri- cains et leur permettre de s’exprimer sans limites. Il m’a dit: “On a quelque chose en commun: on aime les chevaux.” Il a adopté des chevaux dressés en prison et connaît très bien ce programme-là. C’est un grand protecteur des chevaux sauvages aux États-Unis, il possède un sanctuaire naturel. Il m’a expliqué: “Cette histoire me touche et me tient à cœur; j’ai envie que le message passe et j’ai envie de t’accompagner, de parrainer cette histoire.” Il a été d’une aide extraordinaire et m’a donné de bons conseils comme “les règles c’est bien, mais tu dois les briser”.

 

Matthias Schoenaerts pour le rôle principal, c’était une évidence ?

Oui en fait, j’ai rencontré sa mère avant lui sur le projet – elle enseignait la méditation en prison en Belgique et m’a donné beaucoup de références, de recommandations. Elle avait déjà parlé à Matthias de ce personnage, intéres- sant pour lui. Matthias a ce mystère, ces émotions très brutes qui transpercent de façon extrêmement éruptive. Il a cette générosité-là, toujours une émotion au bord des yeux, au bord des lèvres. Son corps bouge de façon très imprévisible, comme un animal sauvage.


Comment avez-vous préparé les scènes clefs avec les chevaux ?

On avait un incroyable dresseur, il a choisi trois chevaux, chacun avait des scènes très spécifiques à jouer. Mais je voulais aussi de l’improvisation, des accidents magiques de Matthias face à l’animal. C’est vraiment pour ces moments-là que j’ai voulu faire le film: ce dialogue invisible entre l’homme et le cheval dans ces prisons. Pour com- prendre comment le cheval agit en professeur qui rééduque et répare. J’ai filmé cela comme une danse, un pas en avant, deux pas en arrière, jusqu’à ce que petit à petit se créent la confiance, le respect. Je monte à cheval depuis que je suis petite, là j’ai appris autre chose: l’empathie sans domination. Bartabas m’a raconté une anecdote dont je me sers dans le film sur le marquis de la Bigne qui utilisait des rênes de soies et arrivait à accomplir l’impossible : des galops arrières, juste en communiquant avec son cheval.


Vous avez assisté à des ventes aux enchères avec des prisonniers effondrés de voir leur cheval partir ?

Oui, ils étaient dévastés. Voir partir son cheval après avoir travaillé des mois avec lui, c’est très cruel car on donne aux prisonniers un objet d’amour qu’on leur retire. C’est comme l’expérience d’un premier amour qu’ils n’ont jamais eu. Ça m’a complètement bouleversée : j’ai vu des hommes le cœur brisé, s’écrouler en larmes, embrasser le camion quand il partait...


Les succès de ce film et de la série The Act vous donnent-ils envie de faire carrière à Hollywood ?

Oui, pour l’instant je travaille là-bas. Deux projets comme cela qui arrivent en même temps, c’est magnifique. Nevada, c’était un peu comme mon bébé et jusqu’au dernier moment, je ne savais pas si l’émotion allait aussi toucher les autres. Lâcher un film dans la nature, c’est ver- tigineux et formidable quand on se rend compte qu’il y a des choses universelles qui passent, qui traversent les frontières et qui fédèrent.

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