Pop Culture

Le sac est un people comme les autres

Il est universel et pratique, indispensable, voire politique: le sac à main. De tous les gabarits, il parle à toutes les femmes. Pas une maison de mode n'y coupe. Levier financier, élévateur social. Historiens, créateurs, psys et revendeurs l'ouvrent. Enquête.
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Le choix est cornélien

De toute façon, le sac est un sujet du bac. Il faudrait quatre heures. Il est tout de suite si compliqué, tout de suite si ample. On chiperait bien à Roland Barthes ce qu'il écrivait sur la nouvelle Citroën dans ses Mythologies. Il disait de cette automobile qu’elle était “un objet superlatif”. Le sac aussi est un objet superlatif. Le sac aussi transporte. Le “Palazzo Empire” de la maison Versace, transporte les affaires de Rita Ora, de Jessica Biel, de Rosie Huntington-Whiteley ou de Lady Gaga. “Le sac est lié au fait d’avoir à transporter des choses avec soi. Le sac est là pour prévoir, c’est un assistant personnel”, poursuit Farid Chenoune. Le “Palazzo Empire” est préparé pour être un sac événement. Il est le tout premier it-bag de la maison Versace. Mais on le dira, à la Jean Seberg, façon cinéma de la Nouvelle Vague : “Qu’est-ce que c’est ‘it-bag’ ?” “Le mot it-bag est très clair sur l’immédiateté du désir et sur le surgissement. De même que la it-girl est la fille du moment qui suscite l’excitation, le it-bag suscite l’excitation, c’est plus nerveux que l’expression sac-icône. J’aime bien utiliser les gimmicks de la mode parce qu’ils sont clairs”, explique Farid Chenoune, dont l’analyse est saluée toujours. 
Chez Louis Vuitton le “City Steamer” inspiré de l’original “Steamer” est le sac fort du moment, il transporte les affaires d’Alicia Vikander, de Gaia Repossi, de Léa Seydoux, de Charlotte Gainsbourg, de Catherine Deneuve. Il faut ce sac. Depuis l’arrivée de Nicolas Ghesquière chez Vuitton, cinq nouveaux classiques ont pris le pouvoir. Il s’agit du “City Steamer”, sus-cité, du “Twist”, de “Petite Malle”, du “Dora” et du “GO-14”. Le pluriel de l’offre devient tel qu’il en est cornélien, le plus dur étant pour la femme d’arrêter son choix. Chez Gucci, le sac à vouloir pour le printemps-été 2016 sera le “Sylvie”. Il reprend le ruban web de Gucci et les codes de la marque. Du côté de Hugo Boss, ce sera le “Boss Bespoke”. Jason Wu, le directeur artistique en place, dit de son sac : “C’est un objet de luxe. Mais c’est aussi quelque chose de pratique. Un sac à main est si incroyablement important pour une femme aujourd’hui…” Important pour tout le monde.

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Le "Birkin 30" d'Hermès
Le "Billy" de Jérôme Dreyfuss
Le "Boss Bespoke" d'Hugo Boss
Le "Cabas" de Vanessa Bruno
Le "Sylvie" de Gucci

On devient moins sentimentale

Au sein des marques, les naissances deviennent multiples. En parallèle, la seconde main du sac à main se développe et constitue une manne pour les sites de revente. Créé en 2009, Vestiaire Collective ponctionne 25% sur chaque opération. “Les sacs représentent une très grande opportunité", confirme Henrique Fernandes, cofondateur et directeur VIP de Vestiaire Collective, "c’est même l’une de nos top catégories en termes de ventes. Nous vendons 40% du catalogue en moins de cinq jours et nous observons une vélocité plus forte sur le top 5 des marques de luxe françaises.” Sur la première marche : “Le ‘Speedy’ de Louis Vuitton, le ‘2.55’, le sac classique de Chanel, le ‘Birkin’, le ‘Kelly’ d’Hermès et le ‘Classic’ de Céline”, précise Henrique Fernandes. Et les ventes sont si flash qu’on ne doit pas quitter des yeux la trotteuse. “Les records de vitesse pour les sacs Chanel, Hermès et Louis Vuitton sont de quelques secondes. Ils ont été facilités par la création d’alertes et la possibilité de faire des offres aux vendeurs. Nous venons de vendre un sac exceptionnel en trente-sept secondes !” Et des coloris joueraient les ralentisseurs, ou même pas ? Même pas. C’est décourageant tellement c’est encourageant. “Les très petits formats et les couleurs vives sont très vite vendus en Asie. En France le ‘Kelly’ ou le ‘Birkin 30’ se vendront très rapidement dans les coloris classiques.” On recense quatre millions de clientes dans le monde. Additionner cent quatre-vingts salariés, six experts authentification dont un à New York, une vingtaine de contrôleurs qualité, des locaux de 3 600 mètres carrés à Paris intra-muros, 78 millions d’euros de volume d’affaires en 2015, 85 % de croissance chaque année et c’en sera terminé des mathématiques. En spécifiant que la cliente Vestiaire Collective n’est pas une relique : “Elle a entre 25 et 50 ans, fait partie de la catégorie CSP+, est à l’affût des derniers mouvements de mode et vend principalement pour refinancer ses futurs achats.” Excessivement passionnant, ce tournant que prend le sac. Pour Farid Chenoune, “les femmes sont devenues de nouvelles héroïnes de l’économie libérale. La rotation externe (la revente, ndlr) du sac est en train de remplacer la rotation interne (le placard, ndlr) qui s’est éclipsée." Ce qui conduit à une redéfinition des actifs. On se croirait dans un quotidien économique au milieu de costumes éteints : “On réduit le stock parce que le stock c’est de l’argent immobilisé alors que le flux, c’est de l’excitation, de la vitesse.” De la fast-fashion pure. Comment dit-on ça dans du français plus saucisson ? De la mode jetable ? “La vendeuse et l’acheteuse sont à présent les mêmes femmes. Elles sont toutes les deux à niveau égal. Celle qui a eu envie de ce sac est la même que celle qui va le lui acheter. L’accélération de la circulation d’un sac passant d’une main à une autre est super intéressante.” Car Farid Chenoune continue : “À la question ‘c’est quoi la mode ces vingt dernières années ?’, on raconte la mode du sac. C’est le sac qui structure le marché. Or la dépossession du sac est un phénomène à observer parce que cela voudrait dire que cette relation d’attachement qui a été mise en avant dans les années 2000 disparaît. La rotation des sacs est telle que la relation intime, privée, que les femmes avaient avec leur sac est en train de se perdre.” 
À force de sacs, on est moins sentimentale. Et puis le lexique s’est distendu. On mélange it-bag, sac collector et sac classique alors qu’ils n’ont rien à voir entre eux. Pour Didier Ludot, le distinguo, c’est ça : “Le sac classique n’a pas d’époque, le sac collector est réalisé à très peu d’exemplaires et le it-bag est un phénomène de mode porté par tout le monde, copies comprises.” Rappelons que Didier Ludot est l’antiquaire de la mode. Sa vitrine du Palais-Royal est un lieu de pèlerinage pour le milieu.

 

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Thérapie-flash

En faisant s’allonger le sac, on s’expose à le trouver plus proche encore de la femme. Patricia Serin est psychologue-psychothérapeute et créatrice de la “Thérapie-Flash, votre sac à main sur le divan”, marque qu’elle a déposée à l’Institut national de la propriété industrielle. Pour elle, la symbolique du sac ne fait pas de doute, “il est une métaphore de l’utérus. L’attrait pour cet objet tient à la nature féminin-maternel de sa propriétaire. Ce qui permet de comprendre pourquoi les hommes ne s’en encombrent pas. Au-delà d’un accessoire de mode, c’est une projection de soi, de son intimité, du rapport aux autres et à soi-même. Le sac est l’un des lieux privilégiés où se fabrique l’identité”. 


Le sac étant pris au sérieux et d’une importance haute, il est normal qu’on lui consacre une surface, 10 000 mètres carrés dans les magasins Le Printemps, pour un peu plus de 900 000 sacs vendus par an. Il est posté à chacune des entrées. La marque de sacs maison a été renommée, elle s’appelle Au Printemps Paris et cinq personnes, stylistes et modélistes, ne pensent plus qu’à ça : “Nous voulons que nos clientes soient satisfaites de la fonctionnalité de nos produits, de leur durabilité et de leur design, elles sont nos vraies égéries”, conclut Claudine Verry, la responsable du département concept et style.


Aux Galeries Lafayette, mêmes égards. Nadia Dhouib, la directrice adjointe des achats accessoires, a pour lui de la considération. Et elle nous prévient que le it-bag de l'été sera "petit et coloré, les it-formes étant le bucket, le hobo et le clutch". Les ventes de sacs connaissent une très forte croissance et la surface qui leur est consacrée n’arrête pas d’augmenter. La Chine, l’Asie du Sud-Est et la France restant les pays les plus acheteurs. Au Bon Marché, quarante stands sont réservés au sac et cinq correspondent à des tables iconiques multimarques. Pour exemple, tous les modèles de Mansur Gavriel sont sur liste d’attente. Le sac est définitivement la première puissance mondiale.

Toujours le même, jamais le même

Et puis il y a les indés, les niches, les snipers du bag, des champions. À chacun son fabuleux modèle. Pour Jérôme Dreyfuss, c’est le “Billy”, Olympia Le-Tan, le “Book-Clutch”, Delphine Delafon, le sac seau, Vanessa Bruno, le “Cabas”. Ils ont tous un sac qui fonctionne à plein.

Olympia Le-Tan et son “Book-Clutch” : 11 000 pièces ont été vendues depuis sa création en 2009. Un truc de fou. L’Asie, l’Angleterre, les États-Unis seraient les points du globe les plus clients. Depuis, une vingtaine de modèles ont été imaginés par OLT, le “Carson”, le “Marguerite”, le “Beatrix”, le “Round Clutch”, le “Dizzie”, le “victoire”, le “Mini Victoire”… mais le “Book-Clutch” se maintient.

Delphine Delafon : 4 800 pièces ont été achetées depuis 2010, année du sac seau. La production est à 90 % made in Paris, dans le dixième, dans son atelier. Il faut quatre à six semaines d’attente avant d’être exaucée et son chiffre d’affaires grandit. Delphine Delafon, initiales DD, avait eu cette idée bien infusée d’éditer toujours le même sac, mais jamais le même. “Le sac seau est parti d’une envie toute personnelle. Au début, j’ai presque refusé de faire le même sac que le mien pour d’autres et puis j’ai voulu proposer que chacune puisse le personnaliser à sa guise, ainsi il n’y avait pas deux fois le même. J’ai découvert que ça faisait vraiment plaisir aux filles qui venaient. Tout s’est fait un peu par hasard.” Un deuxième modèle sort ces jours-ci, exceptionnellement. Il n’a pas de nom, il se fait appeler “le sac numéro deux”, ce qui est déjà une coquetterie. “J’avais envie de cette forme particulièrement. Elle n’a rien de révolutionnaire et tant mieux car mes sacs sont plutôt simples ; ce qui fait leur différence, c’est le choix que chacun y ajoute, certains ont appelé ça la co-conception.” 

Vanessa Bruno, c’est de l’inouï en barre. Le “Cabas” fabriqué-France qu’elle avait imaginé en 1997 est aujourd’hui un cas d’école. Il s’en vend un toutes les minutes dans le monde. Un générationnel sympatoche et abouti. It-bag, collector ou classique, il est quoi ce “Cabas” ? “Il est les trois, dit Vanessa. Le succès de ce sac me dépasse. C’est un vrai pote pour ceux qui le portent, il est acheté, il est voulu, il est chéri. Il n’est pas clivant, il n’est pas un people, des ados se le sont attribué comme sac de cours… Alors qu’au départ j’étais jeune maman, j’étais à vélo, j’avais besoin d’un sac dans lequel je pouvais faire cohabiter le biberon, le petit pull et les affaires de bureau. Mon sac avait la tête de mes journées.” Des trentenaires le portent, des grand-mères le portent : “Il est devenu un iconique. Chacune en fonction de son milieu se l’approprie. Il est très identitaire mais il devient la personne. Je pense que le ‘Cabas’ est tout simplement très cool.” Le neuf, c’est le net. Vanessa Bruno lance cette saison l’option personnalisation sur son site. Les femmes vont pouvoir le composer elles-mêmes, choisir la couleur de la toile, celles des paillettes. 

Alors, “Mort au sac” ou pas “Mort au sac” ? Il va disparaître ou pas, ce sac, un jour ? “Bien sûr que non” : Jérôme Dreyfuss est là-dessus formel. Lui dont la collection printemps-été 2016 comprend vingt-cinq modèles de sacs de femmes, lui qui est à l’origine depuis 1998 de sacs puissants et plutôt vachement voulus. Il a un atelier en France, plusieurs autres en Europe, quatre boutiques à Paris, une à Londres, une à New York, une à Séoul, une à Tokyo, il fait de l’homme depuis 2012, et il dit : “Tant que nous aurons des objets à transporter, nous aurons besoin d’un sac. Le sac n’est là que pour rendre service à la femme.” 

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Sac Au Printemps Paris
Le "Palazzo Empire" de Versace
Le sac seau de Delphine
Le "City Steamer" de Louis Vuitton

Dévoiler son intimité

Frédéric Godart est professeur à l’Insead et l’auteur de Penser la mode (éd. du Regard/IFM). 

Regarder dans le sac d'une femme est presque un viol, pour quelle raison ?
“Regarder dans le sac d’une femme, ou d’un homme, c’est tenter de dévoiler son intimité et cela peut être très mal accepté. C’est l’un des derniers espaces privés dans un monde où la sphère publique s’étend.”

Autrefois, les stars donnaient leur nom aux sacs et les sacs le portaient. Aujourd'hui on donne aux stars les sacs qu’elles portent. Comment expliquer ce glissement de sens ?
“Les stars passent et les sacs restent… Pour être direct, peut-être trop direct, des sacs mythiques comme le ‘Kelly’ ou le ‘Birkin’ survivront à la notoriété de celles qui leur ont donné leur nom. Il est probable que dans la jeune génération, beaucoup connaissent Jane Birkin uniquement à travers le sac qui porte son nom. Ainsi va le monde de la célébrité.”

Que peut-on souhaiter au sac du futur? À quoi ressemblera-t-il ?
“J’espère une évolution des matériaux utilisés, moins de cuir pour des raisons éthiques ; j’imagine une plus grande intégration avec le numérique, des balises GPS, des chargeurs intégrés, etc.”

Image de Une et ci-dessous : Des early adopters des prochains it-bags, à la Fashion Week de Milan et à l'entrée du défilé Céline à Paris, en octobre dernier. 

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