Pop Culture

De la mode au cinéma en passant par le design : comment l'horreur est devenue mainstream ?

"Wednesday’s child is full of woe" : l’enfant du mercredi apporte le malheur. Et si l’enfant représentatif de notre époque ressemblait à cet oiseau de mauvais augure…

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Un visage impassible, des tresses très serrées, la bouche tirée, une danse déjantée (ou pas) sur un titre des Cramps : impossible de passer à côté de Mercredi Addams l’année dernière. Grâce à la série télévisée éponyme, l’ancien personnage de bande dessinée a connu une renaissance sans précédent et plus pérenne que d’autres phénomènes comme Barbie ou les Bridgerton. Mercredi voit le jour en 1944 sous la plume du dessinateur américain Charles Addams, qui lui donne les traits d’une petite fille de l’ère victorienne, fantomatique et silencieuse. Au cours des décennies qui suivent, elle reprend vie plusieurs fois sur le grand et le petit écran, mais c’est à l’interprétation légèrement psychotique d’une Mercredi de 11 ans par Christina Ricci qu’elle doit son apothéose. Depuis la sortie début 2022 de ce remake pour ados signé Tim Burton, le monde semble être sous le charme de cette jeune fille apathique aux penchants macabres. 

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Jenna Ortega dans "Mercredi".

DANCE, DANCE, DANCE… 

Un phénomène qui transcende la mode, malgré ses liens avec les visions esthétiques de Tim Burton et de la costumière Coleen Atwood, récompensée par de nombreux prix. Depuis quelque temps, tout ce qui est sombre et fantasque se répand comme une tache d’encre noire dans la musique, la littérature, le design et l’architecture d’intérieur. Après le rose millennial qui s’est longtemps imposé dans les restaurants et hôtels instagrammables, ce sont désormais les salons sombres et les couloirs austères qui attirent les influenceurs et influenceuses. Entre autres hotspots, l’hôtel Les Bains à Paris et le Rooms au cœur d’une station de ski en Géorgie. Des lieux taillés sur mesure pour invoquer des esprits entre deux séries de selfies ou dévorer un livre centenaire sur l’alchimie. Nata Janberidze et Keti Toloraia, le duo d’architectes à l’origine du Georgian Rooms Studio, ont marqué des points sur la scène internationale grâce à un langage visuel dépouillé, proche de l’occulte, qui mêle héritage culturel, mythologie et éléments modernistes. Un ancien bunker soviétique qui se mue en hôtel design, un restaurant italien traditionnel qui balaie les stéréotypés spaghettis à coups de candélabres en fer forgé et de bois noir profond. Aucun doute : le noir glacial échauffe les esprits. Et Hollywood se délecte à nouveau des regards éteints de l’actrice Jenna Ortega alias Mercredi et des jeunes reines de l’horreur comme Mia Goth et Taylor Russell. Elles prêtent leurs traits à des psychopathes, des esprits et des cannibales. En ce début d’année, dans Pauvres Créatures, Emma Stone incarne une femme enceinte à qui on a transplanté le cerveau de son bébé. Difficile de faire plus malaisant. Quoique Saltburn, le film événement de l’hiver, y parvient par son écho glauque et trash au Talentueux M. Ripley. Dans la littérature aussi, les antihéros triomphent. Dacre Stoker, arrière-petit-neveu de Bram Stoker, ressuscite la plume de son célèbre ancêtre dans Dracula, un roman sur les origines du vampire le plus célèbre du monde. Et l’autrice américaine de romans pour jeunes adultes Leigh Bardugo atteint des sommets avec La Neuvième Maison, une série en plusieurs tomes qui raconte l’histoire d’une jeune étudiante aux pouvoirs surnaturels qui sème la mort et la destruction à l’université de Yale. Rien à voir avec Harry Potter et les fantômes sympathiques de Poudlard. L’horreur a toujours existé, mais il est frappant de voir à quel point ce genre est devenu grand public aujourd’hui. Et l’univers de la musique n’y échappe pas, du moins dans des versions personnalisées : Ozzy Osbourne décapite une chauve-souris, Billie Eilish marmonne en 2019 qu’elle veut enterrer ses amis et on frissonne sur une musique électro-pop entraînante à la Bloody Mary de Lady Gaga, devenue virale après la danse délicieusement hypnotique de Mercredi au bal de fin d’année. La patineuse russe de 16 ans, Kamila Valieva, a d’ailleurs fait le buzz en la rejouant en 2023 lors des championnats russes de patinage artistique, après avoir rampé sur le banc des juges telle une araignée. Il suffit d’un froncement de sourcils sur un visage livide et de membres agités de mouvements improbables pour jeter aux oubliettes les joues roses, les pirouettes gracieuses, les maillots à paillettes et les sourires de circonstance auxquels la scène du patinage nous a habitués. Cette rébellion fait partie intégrante de la Mercredi mania : les mains coupées et les épisodes psychotiques mis à part, l’adolescente acariâtre est en fait parfaitement reconnaissable pour un public, tous âges confondus, en quête d’un repère pour ses hauts et surtout ses bas. Avec son esthétique qui n’appartient qu’à elle, sa personnalité étrange et ses aventures morbides, elle est la parfaite enfant vedette d’un mouvement qui sommeille depuis des années dans les sous-cultures. Mercredi incarne, en somme, l’icône gothique dont on ignorait avoir besoin.

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Emma Stone dans "Pauvres Créatures".

IT’S A MOOD

Apathique, un peu dérangée, inadaptée, asociale, à la limite de la sociopathie : impossible de rivaliser avec cette enfant anti-dimanche pour exprimer un malaise existentiel dans un monde de pandémies, de guerres et de changements climatiques. En langage internet, on la décrirait comme un état d’esprit ou un "mood". La fille qui foudroie du regard ses amis comme ses ennemis fascine par sa personnalité mystérieuse, mais aussi et surtout par son refus de se conformer à toute norme sociale. Elle fait voler en éclats les stéréotypes patriarcaux qui emprisonnent les femmes dans l’émotivité, la beauté et le tempérament extraverti. Un soulagement après des années de tyrannie des nanas solaires et pétillantes dans les médias traditionnels. Il n’y a aucun mal à afficher un large sourire et une personnalité ouverte, à condition que ça ne semble pas la seule clé du succès. Et celle qui ne jouait pas le jeu se trouvait reléguée au rang maudit de cinglée taciturne ou de salope sans cœur. On a tous en mémoire l’horrible Miranda Priestly dans la superproduction des années 2000 Le Diable s’habille en Prada. Ça fait déjà quelque temps que des stars de la pop comme Lorde et Billie Eilish défendent les introvertis. On assiste à l’émergence d’une nouvelle horde de "faiseurs de goûts" qui ont besoin de silence, mais surtout de silences franchement gênants. L’actrice Aubrey Plaza, star de la série The White Lotus, en est un autre exemple typique hors écran. Non contente de soupirer et de balbutier à longueur d’interviews, elle est capable de ne pas desserrer les dents pendant de longues minutes pour ensuite lâcher une bombe embarrassante qui prend tout le monde au dépourvu. Sur TikTok, les interviews dérangeantes du style de celles de Bobbi Althoffs dans The Really Good sont extrêmement populaires : des entrevues improvisées terriblement malaisantes au cours desquelles l’animatrice, totalement désintéressée, coince des célébrités et tente de leur extorquer de l’argent - "true story!" Un format qui ne laisse aucune place au baratin marketing, aux questions préparées à l’avance et au divertissement superficiel. Résultat : on découvre la vraie personnalité des célébrités, ce qui est extrêmement rare de nos jours. Une authenticité pure, sans artifice et non conformiste à l’époque des filtres et des images de façade soigneusement construites.

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Georgian Rooms Studio.

DARK ACADEMIA

La mauvaise humeur et la gêne sont donc remises à l’honneur, mais dans quelle tenue les glisser ? Le styliste belge Tom Eerebout habille des stars mondiales du calibre de Lady Gaga, Rita Ora et Rebecca Ferguson. Quand il n’envoie pas ses clientes sur le tapis rouge en naufragées ou en nymphes fantomatiques, il reçoit les créatifs de son clan, comme il l’appelle, dans sa résidence anversoise : une maison sombre remplie d’objets rares et de memento mori accrochés au mur.  La chanteuse Sylvie Kreusch y a, par exemple, dessiné un cœur brisé, en clin d’œil à son album "Montbray", pétri d’une géniale mélancolie. "Il y a quelque chose de lugubre dans l’air et ça dépasse de loin les prévisions. La magie, le mystère et la sorcellerie sont à la mode. Mercredi est très emblématique, le paroxysme d’une tendance perceptible depuis des années. Rodarte, Prada, Simone Rocha, Thom Browne, et même Versace et Dolce&Gabbana : l’un s’inspire du style de Mercredi, l’autre d’une Madonna endeuillée, mais chacun à sa manière passe du côté sombre. Les références à Twin Peaks font leur grand retour comme le montrent les rideaux rouges monumentaux du défilé printemps-été 2024 de Balenciaga ou les concerts de notre compatriote TsarB." Et les Belges sont bien représentés : si Olivier Theyskens semble être le créateur le plus gothique qui soit, les collections d’une Ann Demeulemeester ou d’un Anthony Vaccarello ne sont jamais associées au parfum des roses et au clair de lune, ou alors uniquement à des roses fanées et à la pleine lune. "Les Belges ont un côté sombre", poursuit Tom Eerebout, "je pense que ça tient à notre environnement. Une superbe architecture ancienne et des traces omniprésentes de notre riche histoire font que le simple fait de marcher en rue est une source d’inspiration. Rien d’étonnant à ce que Tim Burton fasse régulièrement des repérages chez nous, car nous vivons dans un décor de roman gothique médiéval !" Un décor pour lequel beaucoup d’âmes sombres d’outre-Atlantique n’hésiteraient pas à tuer à l’instar de la Dark Academia. Cette sous-culture numérique née aux États-Unis pendant la pandémie règne aujourd’hui en maître en totalisant plus de 800 000 abonnés sur Instagram et TikTok. Ce mouvement idéalise la culture européenne classique et puise son inspiration dans la Renaissance, le baroque et le romantisme. Les adeptes de la Dark Academia rêvent d’une vie pleine de littérature et de mystères sur un campus universitaire old school. Poésie de Percy Shelley au petit-déjeuner, sexe le midi dans la section "Films interdits" de la bibliothèque et meurtre occulte à élucider au crépuscule, au son d’un remix de Lorde et Chopin sur un vinyle qui craque. Leur esthétique repose sur un mélange de looks universitaires B.C.B.G., bottes Dr. Martens, talismans et yeux cerclés de noir. Du Mercredi pur jus. Pour rappel, notre héroïne fréquente la Nevermore Academy, joue du violoncelle à la pleine lune et écrit des romans policiers sur sa machine à écrire vintage.

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Rebecca Ferguson.

OH MY GOTH 

Ce n’est là qu’une énième résurgence d’un mouvement gothique qui a refait surface plusieurs fois au cours des siècles passés quand la situation semblait se dégrader. Prenons l’exemple des universités de la Ivy League tant glorifiée par la Dark Academia : elles sont apparues au XVIIe siècle en réaction à la domination des institutions religieuses. Le conflit entre la science et la religion a donné naissance à d’imposants bâtiments gothiques qui copiaient, avec une élégance brutale, les éléments du gothique chrétien typique du Moyen-Âge comme les arcs brisés, voûtes, rosaces et hauteurs vertigineuses. Ces temples libéraux de la connaissance voulaient littéralement faire de l’ombre aux cathédrales. C’était en quelque sorte leur façon de blasphémer. Un phénomène similaire s’est produit à la fin du XIXe siècle, cette fois en réaction au rationalisme froid de l’ère industrielle. C’est l’apogée du romantisme : les taux de mortalité culminent, mais la population accepte la mort et s’efforce d’y voir de la beauté. La Reine Victoria, influenceuse avant la lettre, fait en sorte que chacun arbore en permanence des tenues de deuil, tandis que des personnages comme Frankenstein et Dracula jouissent d’une grande popularité. Moins d’un siècle plus tard, le gothique se transforme en une sous-culture qui, à l’instar du punk, remet en question le statu quo. Les années 1980 lui donnent une touche hyper sexy à coups de latex, corsets, maquillage vampirique, longs ongles et bas résille. Pour le plus grand plaisir des Alexander McQueen, John Galliano et Thierry Mugler de ce monde... Dix ans plus tard, le look vampire victorien revient à la mode avec Brad Pitt et son baiser de la mort à Kirsten Dunst dans Entretien avec un vampire. Leurs tenues somptueuses en velours et brocart font sensation. Dans les années 1990, la bulle hyper girly de Paris Hilton & co rivalise avec le gothique japonais, qui porte aux nues des lolitas meurtrières aux yeux injectés de sang sous des voilettes en dentelle. Quiconque veut rompre avec le monde en l’état a donc l’embarras du choix. Et puis la pandémie survient et la planète se confine. Et après deux ans à chiller en survêtement sur le canapé, tout le monde semble avoir un gothique intérieur, qui n’est d’accord avec rien et tient à l’exprimer par un silence criant, embarrassant, en mode électro-pop ou hard techno, dans une danse bizarre ou un mutisme total. Il y en a pour tous les goûts, car l’authenticité, l’inclusivité et la tolérance sont de l’ordre du sacré pour le nouveau goth. Le label anversois Judassime, par exemple, propose des collections Club Couture truffées de colliers étrangleurs, de corsets et de manteaux théâtraux. Ce faisant, le créateur Benjamin Voortmans prône avant tout la liberté totale. "Nous voulons aider notre public à avoir confiance en lui et à vivre sans crainte en mettant en lumière les côtés sombres de la vie et de notre histoire. L’objectif est d’inspirer et de donner une voix à l’inconnu", peut-on lire sur leur site web. Les catastrophes, les guerres, les maladies et l’injustice sociale ont remis la mort sur le devant de la scène et, une fois de plus, elle est accueillie avec le sens du drame et le style qui s’imposent. Car si la reine Victoria et ses disciples ont bien compris une chose, c’est que la résistance augmente la peur, tandis que l’acceptation apporte le soulagement. Être un peu gothique aujourd’hui, c’est pouvoir s’approcher au plus profond de notre finitude tout en gardant assez de cran pour défendre ses idéaux. L’heure la plus sombre vient toujours avant l’aube…

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Judassime.
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