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Jeremy Shaw : "Dans mon travail, l’art et la musique sont indissociables"

Depuis les années 2000, Jeremy Shaw poursuit une œuvre qui fusionne croyances spirituelles et neurosciences, et dit sa fascination pour le progrès, le cerveau et les mécanismes de perception. Il présente sa première grande exposition en France, au Centre Pompidou, converti pour l’occasion en un laboratoire d’expérimentations, à la frontière des arts et de l’ingénierie.
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Comme beaucoup d’artistes émergents, Jeremy Shaw, né en 1977, a vécu à New York puis à Londres, avant de choisir d’installer son atelier à Berlin, voilà plus de dix ans. Parce que cette ville-là plus que tout autre inspire ce Canadien d’origine. Elle est surtout “plus abordable” et lui “offre le temps et l’espace dont [il a] besoin pour expérimenter”, confie-t-il. Artiste – il le dit sans prétention –, il l’a toujours été, il a ça dans le sang. Moins dans sa lignée: son père était professeur et sa mère, journaliste. Mais “ils m’ont toujours encouragé”, reconnaît-il. “Enfant, sans savoir ce que je ferai plus tard, j’étais passionné par les arts et la musique.” Il était un peu touche-à-tout, le petit Jeremy. Son parcours artistique, il l’a commencé dans les rues de Vancouver qu’il s’amusait à recouvrir de graffitis. Et puis, comme tous les ados des années 90, il s’est pris de passion pour la vidéo. “Je n’aimais pas une forme d’art plus qu’une autre, je les aimais toutes”, se souvient-il. Sur les bancs de l’Emily Carr University, prestigieuse école d’art et de design de Vancouver, il s’initie à la peinture, à la sculpture, aux films. Mais son truc, c’est la musique électro. Si bien qu’il deviendra un temps DJ, se produisant du Berghain en boîtes de nuit parisiennes avec son groupe Circlesquare. “Dans mon travail, l’art et la musique sont indissociables. Et dans mes films, la musique joue un rôle central”, reconnaît-il. Difficile pour lui de se définir. On pourrait le dire plasticien ou vidéaste, il préfère le terme de “visual artist”: “Je réalise des films, mais également des sculptures, je ne privilégie pas un médium particulier. Si j’ai choisi de les associer, c’est parce que du mélange, surgissent des choses inédites.”

ÉTATS DE CONSCIENCE MODIFIÉS

Un artiste à part, Jeremy Shaw? Assurément. “Lorsque j’ai visité son atelier, il y a une dizaine d’années, j’ai été frappée par l’intensité de son travail, l’ambiguïté de ses images, liées à des états apparents de transe, et par sa virtuosité dans l’utilisation de la musique. Ses références – quivont de la culture rave aux neurosciences et à la science-fiction – tranchaient avec ce que je voyais ailleurs”, se remémore Christine Macel, conservatrice en chef du Centre Pompidou et commissaire de l’exposition “Jeremy Shaw, Phase Shifting Index”.

Ses influences sont nombreuses. Il les a puisées dans les films, les clipsmusicaux et l’art conceptuel. Ado, il était fan de Bowie et de Cronenberg.Et puis, il y a cette fascination pour le progrès scientifique et le cerveau qui irrigue toute son œuvre. D’où vient-elle ? “J’ai toujours été intéressé par les états de conscience modifiés et par la façon dont les gens parvenaient à avoir une expérience transcendantale, que ce soit par la prise de drogues, la prière ou la méditation.” En a-t-il fait l’expérience ? “Ça oui!”, lance-t-il, dans un éclat de rire. À travers une œuvre, d’abord : “DMT”, réalisée en 2004, qui superpose quinze minutes d’expériences psychédéliques de jeunes gens, après une prise de diméthyltryptamine et le récit confus de leur expérience, retranscrit en sous-titres. “J’ai expérimenté les drogues quand j’étais jeune, tout en étant élevé dans le catholicisme”, précise-t-il. S’il s’est intéressé à la science, c’est “parce qu’elle tente – à commencer par les neurosciences – d’expliquer ces états et ce qui se passe dans le cerveau, où sont localisées ces expériences.” Certaines restent inexpliquées, car “on ignore encore beaucoup de choses”. L’art peut-il alors venir au secours de la science, l’expliquer à sa manière ? “Mes œuvres sont toujours des propositions sur l’art et la science. Je tente d’y créer des mondes où la science et la religion sont au même niveau et à égalité.” Pour comprendre, il suffit de voir son film Liminals, qui l’a révélé à la Biennale de Venise, en 2017. Dans cette science fiction, ses personnages, après avoir découvert que nos expériences spirituelles étaient identiques, décident d’abandonner la religion et la spiritualité. Ils ont cessé de croire et sont en danger. Alors, ils dansent et réalisent des rituels, tentant d’accéder à un niveau de conscience et à une spiritualité qui leur permettrait d’empêcher l’extinction de l’espèce humaine... “C’est une narration dystopique surla religion, les neurosciences et la science-fiction, qui prend place dansles années 60-70, mais dont l’action se déroule en 2120. Elle traite de transcendance et de l’avenir de l’humanité”, détaille-t-il.

Pour le spectateur, c’est à chaque fois une expérience. Voilà la force du travail de Jeremy Shaw. “Il transporte le spectateur, au sens littéral: ses œuvres le portent dans un ailleurs où les limites temporelles, psychiques et physiques sont poreuses, voire abolies. On peut parler d’extase, au sens d’une sortie hors de soi”, témoigne Christine Macel. À vous de voir, avec Cathartic Technology, sa nouvelle installation immersive présentée au Centre Pompidou. Composée de sept écrans vidéos, elle montre sept groupes de personnes qui, évoluant dans des époques différentes de 1950 à 1990, exécutent des mouvements de types rituels et cathartiques, jusqu’à se synchroniser dans un moment d’extase collective. Soulevant cette interrogation: “Les croyances et la foi sont-elles suffisantes pour changer notre réalité ?” À méditer...

* Exposition “Jeremy Shaw, Phase Shifting Index”, dans le cadre du programme “Mutations / Créations #4”. Au Centre Pompidou, jusqu’au 20 avril 2020.

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