Alexandra David-Néel, les tribulations d'une cantatrice aventurière
Dans une maison isolée à la campagne, une jeune actrice se languit sous les caresses d’un vulgaire marchand de bestiaux, qui l’a sauvée de la rue pour la mettre dans son lit. Il est grossier, malpropre et en plus il ronfle. Le jour durant, elle se remémore ses grands rôles, ses tournées autour du monde et fomente son retour sur scène, son futur triomphe – même s’il faudra pour cela passer par beaucoup d’autres lits, beaucoup d’autres hommes…
Aventurière : le mot fait rêver. En 1901 pourtant, lorsqu’Alexandra David, qui ne s’appelle pas encore DavidNéel, écrit un roman-fleuve de 800 pages inspiré de sa vie d’actrice, une aventurière est une femme sans morale et manipulatrice, une intrigante prête à tout pour parvenir à ses fins. Avant d’être une de ces aventurières-ci, la plus grande peut-être, la première en tout cas, Alexandra David-Néel fut-elle une de ces aventurières-là ? A-t-elle vendu son corps lorsqu’elle était chanteuse d’opéra ? Tient-on entre les mains son témoignage #MeToo avant l’heure ? Avec la publication du Grand Art, un nouveau costume s’ajoute en tout cas à une panoplie déjà très romanesque.
Les photos les plus célèbres la montrent en tenue traditionnelle du Tibet, le pays de son cœur et de ses exploits. En 1890, Alexandra n’avait que 23 ans lorsqu’elle part seule en Inde pour la première fois. En 1911, elle repart randonner dans le nord du Sikkim (un royaume indien près du Népal) et passe quatre années dans une caverne à 4 000 mètres d’altitude. En 1924, elle se déguise en mendiante pour pénétrer clandestinement à Lhassa, alors interdite aux étrangers – prouesse qui lui attirera une immense renommée. Elle a fait un nombre incalculable de retraites dans les monastères les plus isolés, étudié la lévitation et appris à résister au froid par la méditation. Elle a croisé des tigres, traversé la Chine d’est en ouest à pied et reçu de son maître yogi le titre de “Lampe de Sagesse”. Elle a pris pour fils adoptif un jeune lama, Aphur Yongden, parcouru avec lui le Népal, l’Inde, la Corée, le Japon, et en 1937, à l’âge de 69 ans, elle s’est trouvée coincée en Chine pendant la guerre sino-japonaise, éprouvant sa famine et ses exactions. De retour en France, elle a ensuite vécu jusqu’à l’âge de 101 ans en compagnie de Yongden, puis de sa fidèle assistante Marie-Madeleine Peyronnet, dans une petite maison de Digne-les-bains où elle s’est éteinte en 1969. Elle venait tout juste de demander le renouvellement de son passeport.
Écrit en 1901-1902, alors qu’elle approche des 35 ans, Le Grand Art se situe loin de ces sphères. Sorti des archives de la maison de Digne-les-Bains, aujourd’hui transformée en musée, il démontre déjà son talent pour le pittoresque et fournit un éclairage unique sur sa première carrière méconnue. Surtout, on y découvre une personnalité dessalée, à l’humour sardonique, très loin d’une quelconque naïveté prêtée à la pratique bouddhiste, ou d’un romantisme du voyage. Alexandra David-Néel est une coriace.
À 21 ans, sa voix de soprano lui a valu le premier prix de chant théâtral au Conservatoire royal de Bruxelles. Bien décidée à ne jamais se marier, Alexandra David y voit un moyen de gagner sa vie et, déjà, de voyager. Car depuis l’enfance, c’est une fugueuse, une irrépressible nomade. Née en 1868 dans une famille franco-belge, elle est la fille chérie d’un militant républicain, opposant à Napoléon III “le petit” et proche de Victor Hugo. Dès ses 2 ans, il se charge de son éducation politique et l’emmène se recueillir au Père-Lachaise sur le mur des Fédérés, fusillés lors de la Commune. Avec lui, elle rencontrera des intellectuels et hommes politiques de haut vol, comme Élisée Reclus, anarchiste et géographe, qui deviendra son mentor.
Sa mère en revanche est une personnalité taciturne, traumatisée par la mort de son second enfant en bas âge. À 5 ans déjà, la petite fille fugue au bois de Vincennes. À l’adolescence, elle dévore Jules Verne et se promet de vivre comme ses héros Phileas Fogg, Jean Passepartout ou le capitaine Hatteras… À 15 ans, elle profite de vacances à Ostende pour parcourir 120 kilomètres à pied jusqu’à Flessingue, aux PaysBas, où elle tente en vain de prendre un bateau pour l’Angleterre. À 17 ans, elle échappe de nouveau à la surveillance de sa mère, prend un train de nuit jusqu’à la Suisse et franchit à pied la frontière italienne, à plus de 2 000 mètres d’altitude. Avec pour tout bagage un manteau, une canne et les maximes d’Épictète, elle passe deux nuits à la belle étoile et arrive saine et sauve au lac Majeur, après un parcours de 200 kilomètres.
Le prix de l'indépendance
Féministe avant l'heure
“Le Grand art”
Alexandra David-Néel (Éd. Le Tripode).