Pourquoi il faut absolument voir ce documentaire sur Mohamed Ali
Un des plus grands boxeurs de l’histoire méritait bien un documentaire exceptionnel. Grâce à Ken Burns, le génie du genre, c’est fait.
Habitué aux documentaires XXL, avec plus de mille minutes consacrées à l’histoire du jazz (pas son meilleur, assez dédaigneux envers son versant moderne), 270 pour celle de la musique country, 1035 pour la Guerre du Vietnam, et 690 pour La Guerre de Sécession, Ken Burns aime prendre son temps, explorer son sujet jusqu’à son épuisement total. Avec 480 minutes, sa dernière œuvre s’intéressant à la vie de Mohamed Ali fait presque figure de haïku. Boxeur mythique, génie encore mètre-étalon de la catégorie reine des poids lourds, héros américain, parfois même anti-héros, adulé ou détesté, à la personnalité pas moins complexe que celle de n’importe qui, à la trajectoire inouïe, Mohamed Ali, né Cassius Clay, a traversé l’histoire de son pays avec une énergie rageuse, porté par son talent insensé et la conviction inébranlable qu’il était le meilleur (The Greatest, pour reprendre le titre de la sublime chanson de Cat Power, qui l’évoque allusivement). S’il n’avait été qu’un exceptionnel athlète, à la grâce folle, à l’audace sidérante, au punch fracassant et au palmarès impressionnant, Ali aurait déjà mérité un film. Mais cela n’aurait pas fait de lui un personnage romanesque. De ses débuts jusqu’à sa fin déchirante, quand la maladie de Parkinson le détruisait à petit feu, en passant par son refus de combattre au Vietnam, quitte à perdre non seulement tous ses titres mais également la possiblité légale de les défendre et à risquer la prison, en passant par sa conversion à l’Islam, changeant son patronyme, démontrant par l’exemple son droit incontestable au libre-arbitre, en plein mouvement des droits civils, ses combats sur des terres où, euphémisme, la démocratie ne régnait pas (le Zaïre de Mobutu, les Philippines de Marcos), comment il a tourné le dos à Malcolm X, le documentaire ne laisse rien dans l’ombre. Il peint moins une hagiographie qu'une fresque romanesque en clair-obscur. On regrettera cependant qu’aucun boxeur contemporain, tels Anthony Joshua, Tyron Fury ou Oleksandr Usyk, ne soit interrogé, au profit de regards plus conventionnellement universitaires, disons. Les fans de ce sport seront enchanté-e-s de la pédagogie avec laquelle le film décrypte les innovations techniques et tactiques qui font d'Ali un champion hors normes, et les néophytes y trouveront de quoi les intringuer assez pour le découvrir. Ses contradictions - une foi solide mais une libido en roue libre, peu soucieuse de monogamie -; son innocence bafouée - une intégrité à toute épreuve exploitée par un entourage cupide - ; ses failles aussi - une certaine cruauté quand il s’agissait d’humilier ses adversaires verbalement (son sens du trash talking n’a rien à envier aux meilleures punchlines des rappeurs, tant son sens de la mélodie des mots et de leur puissance expressive laisse béat) ou physiquement (son plaisir à ne jamais les achever, mais au contraire à les cogner encore et encore, tout en différant le ko), sont saisies avec délicatesse. Mohamed Ali était d’un autre acier que ses homologues, habité par la spiritualité et tout entier dédié à son art, embrassant sa violence intrinsèque. Fanfaron mais généreux, narcissique mais ouvert aux autres, inventeur de nouvelles formes stylistiques, donnant à la boxe une profondeur quasi-mystique. Dans l’interview donnée à l’écrivain Norman Mailer, en octobre 1974, à la veille de son combat à Kinshasa contre George Foreman, Ali ne le disait pas autrement : « En Amérique, […] ils ne voient pas que je me sers de la boxe pour surmonter des obstacles qu’on ne peut pas dépasser autrement. […] Je ne fais pas tout ça pour la beauté du sport mais pour changer un tas, un tas de choses.» Il en va ainsi de tous les artistes : leurs réalisations, fleuves en furie, débordent toujours de leur cadre, pour aspirer à quelque chose de plus grand qu'elles.
Un documentaire en quatre épisodes de Ken Burns, Sarah Burns et David McMahon. Disponible sur Arte.tv du 20 décembre au 11 mars 202. Diffusion sur Arte les 10 et 11 janvier à 20h50. En coffret dvd le 1er février (Arte Editions)