Qui était Jacques de Bascher ?
La sortie de la très belle biographie de Jacques de Bascher par Marie Ottavi chez Séguier fournit une occasion rêvée de célébrer à nouveau ce dandy qui avait fait de sa vie une œuvre. Qu’y a-t-il de plus fort qu’un génie ? Sa muse. "Les gens disent que je ne travaille pas. C’est faux. J’inspire Karl", lançait Jacques, incarné par Louis Garrel dans le film Saint Laurent de Bertrand Bonello. Cette jeune muse, morte en 1989 des suites du sida, inspira à Lagerfeld le parfum Jako. Mais surtout, Bascher inspira l’amour, celui de Karl et d’Yves…
C’est l’aspect dit scandaleux, habituellement gardé le plus secret, qui a fait et fait encore l’aura de Jacques de Bascher. Une aura si noire, délétère et mortifère que personne ne s’est risqué à écrire sa page Wikipedia. De cet aristocrate au corps fin, il reste un portrait allongé par David Hockney, des photos noblement narcissiques, une interview où l’on apprend que son idole est Robert de Montesquiou (excentrique qui inspira le personnage de Charlus à Proust), qu’il portait Sleeping de Schiaparelli, parfum de 1938 dont le flacon peut évoquer un sexe en érection ; et un carton d’invitation de 1977 pour une fête influence Mapplethorpe version cuir et chaînes, intitulée Moratoire noir. Sexe, cocaïne, acide, alcool, fine moustache, fascination pour le look col cassé de certains militants d’extrême droite, et fist-fucking, le nom de Bascher a flirté avec tout cela. On imagine en effet facilement un caractère sans limite ni frontière dans ce jeune homme photographié nu sous sa douche, une fleur de lys sur la fesse gauche, souvenir d’un service militaire dans la marine en 1970. Restent aussi de lui ces images de fêtes défaites des années 70 où Bascher, bas résilles cramés, escarpin à un pied, travesti en grande fille à couettes pour célébrer l’anniversaire de Kenzo au Palace le 11 mars 1978, finissait avachi sur des marches. Jacques de Bascher est un de ces êtres qui vont au bout de leurs plaisirs, et prennent ce/ceux qui leur plaisent. Il prit ainsi, un soir de 1973 dans une boîte de nuit, le coeur à enflammer d’Yves Saint Laurent. Leur histoire va durer trois ans.
Au coeur de la sensation amoureuse ressentie par Saint Laurent, la perversité dérangeante de Bascher ne joue pas. Seul compte l’éblouissement ressenti à la vision de ce jeune homme qui se laisse regarder, aimer, admirer. Rien n’a d’importance du moment qu’il est là. La liaison toxique Saint Laurent-Bascher se termine en 1975, Pierre Bergé serait intervenu pour protéger Saint Laurent, qui se défonçait de plus en plus, en réglant directement les choses avec la « petite pute », comme le mentionne un des dialogues du film de Bonello. Mais des personnalités comme celle de Bascher ont l’art d’occuper toute la place, elles fonctionnent comme des révélateurs pour ceux qui les côtoient. Par leur indépendance parfois égotiste, elles montrent à ceux qui les aiment, poussés dans leurs derniers retranchements, de quoi ils sont faits, vraiment. Difficile alors pour Saint Laurent de l’oublier. Il lui écrivit, Bonello le montre, des lettres restées sans réponse, des récits de nuits sexuelles extrêmes, de prises de risques qu’on put attribuer trop facilement à l’influence de Bascher.
Sur chaque photo avec Bascher, Lagerfeld hurle de rire. Lagerfeld l’appelle « l’amour de sa vie », le jeune homme « mein Kaiser ». En 2013, pour un documentaire de Loïc Prigent, Lagerfeld dessine Bascher, qu’il rencontra en 1971. « C’était le Français le plus chic que j’aie vu, le costume Renoma que tout le monde avait avec les grands revers, une cigarette, une bouteille de Chivas à la main, parce qu’il buvait à la bouteille, et, ce que personne ne portait : un short et des mi-bas. Il faut avoir du chic pour ne pas être ridicule comme ça. » Avec Lagerfeld, c’est un Bascher marrant et pas con qui s’exprime. En 1977, il réalise grâce à Karl Histoire d’eau, court-métrage sur la première collection Fendi. Le film oscille entre chic sexy à base de zooms sur le pied féminin, jets d’eau évocateurs et jeu enfantin d’une belle fille en bigoudis qui se frotte les seins contre des fourrures, parle caviar, champagne et majordome. Une vision apparemment entièrement dédiée à la légèreté du luxe, si la fin n’était pas grinçante : l’héroïne n’est en réalité qu’un mannequin de plastique dans une vitrine de grand magasin. S’affiche alors le mot « end », qui se transforme en « Fendi ». Ultime pirouette sarcastique pour dire que ce monde-là ne mène à rien. De l’humour (noir) ? Tout en profitant pleinement de tout ce qu’il pouvait prendre, Bascher n’était peut-être pas dupe de ce qu’il vivait.
"Jacques de Bascher", par Marie Ottavi, Éditions Séguier.
Texte paru dans Jalouse en novembre 2014 pour la sortie du film de Bertrand Bonello.