La France vue par le chef colombien Juan Arbelaez
“Depuis la Colombie, dit-il, on a une idée assez simpliste de la gastronomie française : la baguette, le fromage, le foie gras. Mais très vite, j’ai développé une passion pour
la cuisine française, notamment pour Pierre Gagnaire et sa créativité. Pour moi, cette cuisine était synonyme d’excellence, de perfection. Je rêvais de rejoindre une brigade comme la sienne. Arrivé en France, je ne savais faire que des quiches lorraines. Et encore, pas toujours réussies ! J’avais entendu parler de l’école de cuisine Le Cordon Bleu. Je connaissais le visage de Patrick Martin, le directeur. Je l’ai abordé au culot, lui disant que j’étais prêt à tout, à refaire le toit, à nettoyer les toilettes... Il a accepté que je travaille pour payer mes cours. Pendant deux ans, j’ai préparé le déjeuner des chefs. Des carottes râpées, des purées, des escalopes milanaises. Coup de chance : le jour de l’examen, un élève ne se présente pas. Un des examinateurs a accepté que je le passe à sa place, en m’avertissant que j’allais me planter. J’ai terminé premier. Coup de chance encore : un des jurés me demande ce que je veux faire, je réponds ‘travailler chez Gagnaire’. Illico il l’appelle, et me trouve un poste. J’y suis resté un an. Le boulevard des étoilés s’est alors ouvert devant moi. J’ai passé deux ans au George V, sous les ordres d’Éric Briffard, puis au Bristol avec Éric Frechon. Puis il y a eu l’expérience Top Chef en 2012 qui m’a permis, sans doute, de gagner du temps. J’ai ouvert rapidement, en 2013, mon premier restaurant, Plantxa, à Boulogne. Puis Levain à Boulogne toujours, et Maya à Ville-d’Avray.
Ma rencontre avec les frères Pierre-Julien & Gregory Chantzios, qui produisent une exceptionnelle huile d’olive et un voyage avec eux m’ont donné envie d’ouvrir une taverne, dans le style de ce qui existe en Grèce... mais à Saint-Ouen. C’était un pari! Avec ma femme, on a ouvert en 2018 Vida, ‘pour se faire plaisir en se faisant du bien’, comme elle dit. Respecter les saisons, que ce soit pour la pêche ou pour les légumes, équilibrer les cartes, avec peu de protéines animales, c’est notre programme.
C’est l’humain qui me guide dans tout ce que j’entreprends. Planxta est né de mon ras-le-bol devant l’égocentrisme de certains chefs, le gaspillage alimentaire, ou la facilité d’avoir recours à des produits de luxe. Je voulais revenir à l’essentiel, faire du sexy avec de la matière première plus brute.
Ma rencontre avec la maison de champagne Charles Heidsieck était un de ces instants qui font la vie. Pendant longtemps, les chefs étaient obsédés par l’accord parfait entre le plat et le vin. Ce qui compte, c’est l’harmonie entre les mets et l’instant. Une coupe de champagne me donne envie d’être entouré, qu’il y ait des amis, de me resservir une coupe... Ouvrir une bouteille invite au partage, à la convivialité. C’est cette ligne qui me guide aussi dans ce que j’entreprends désormais. C’est un produit qui accompagne, quelle que soit la nature de vos sentiments. Je pense que la sommellerie et les arts de la table sont devenus trop complexes, trop cérébraux. Il faut revenir à plus de plaisirs élémentaires.
Pour le champagne, il y a encore des réflexes à perdre, et de nouveaux à adopter. Avec le Blanc des Millénaires de Charles Heidsieck, j’avais servi une épaule d’agneau, accompagnée d’une sauce vierge et d’épices, qui allait parfaitement avec l’aspect tendu du champagne. Il donnait à chaque bouchée un caractère unique. L’instant peut faire qu’un accord, même bancal, fonctionne. Le champagne doit être accordé à l’humain, au moment plutôt qu’à un plat. Il doit permettre de revenir au plaisir, à l’essentiel. Je n’ai pas hésité une seconde à rejoindre Charles, leur travail est soigneux, soigné, toujours dans le bon timing. Être ambassadeur, égérie, ce que vous voulez, d’une maison, c’est apprendre à connaître les gens qui la font. Jusqu’à mes 18 ans, j’ai vécu en Colombie. J’ai cherché ma signature dans mes racines. Mais tout ce que j’ai appris, je l’ai appris ici. Je suis un hybride à l’image de la France. J’ai un pays de cœur, et un pays d’âme. Je suis amoureux de ce pays, je suis là depuis douze ans. Je compte en espagnol les assiettes des banquets, mais je rêve en français !”