La gastronomie française, bien plus qu'une fierté nationale
Illustratrice Laure Wauters
En 2010, à l’issue de débats que l’on imagine houleux, sur fond de verres brisés et de tables renversées, il fut décidé que le repas gastronomique des Français serait inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. La lecture attentive du texte (sur le site de l’Unesco) offre un divertissement digne de l’œuvre d’Alexandre Vialatte: “Le repas gastronomique resserre le cercle familial et amical et, plus généralement, renforce les liens sociaux.” Rejoignant ainsi le kris indonésien, la mascarade makishi et l’isopolyphonie populaire albanaise, le poulet dominical imposa au monde l’évidence de son rayonnement. Portée par Nicolas Sarkozy (inspiré par une proposition de l’Institut européen des cultures et de l’alimentation datant de 2006) et accompagnée d’une brigade composée d’éminents fantassins (Paul Bocuse, Alain Ducasse, Guy Savoy), l’aventure trouva donc un heureux dénouement.
Il n’est pas inutile de se souvenir du fracas causé par les classements successifs proposés par le 50 Best Restaurants qui, précisément, déclassaient l’art culinaire à la française, posant leurs lauriers sur la tête de tel Danois ou de tel Italien, suggérant que la cuisine tricolore était bonne pour le musée, au fond, à droite, après les antiquités égyptiennes. Faire peu de cas dudit classement, relever l’opacité de ses critères, ne pas détourner le regard de son arrière-cuisine tenue par les lobbys agroalimentaires, sans retirer aux chefs élus leur éventuel talent, ne change rien à l’affront ressenti par les plus brillantes brigades du pays. En 2014, seuls cinqrestaurants guraient au palmarès. Selon PeteWells, critique gastronomique du New York Times (respecté, donc craint), cette donnée est insignifiante: “L’attention se porte uniquement sur le premier. Qui se souvient même du deuxième? Mais il est vrai qu’il fait office de guide de voyage, pour tous ceux qui considèrent les restaurants comme faisant partie de la pop culture, comme autrefois le Michelin guidait les voyageurs.”
L’année d’après, Laurent Fabius, alors ministre des Affaires étrangères, sonna la charge: “Le repas à la française est inscrit depuis 2010 au patrimoine mondial de l’Unesco, mais
c’est un patrimoine qu’il ne faut pas seulementcontempler ou glorifier ou savourer, c’est un patrimoine qu’il faut faire fructifier et mettre en valeur.” Et lança dans la foulée l’opération Goût de France / Good France. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, chargé du commerce extérieur, du tourisme et de la francophonie, relevant l’identité double du projet, entre soft power et vitrine faisant de l’œil au chaland, préfère parler “de diplomatie du goût, à [s]on sens, plus évocatrice de la stratégie que nous menons à travers Goût de France / Good France.
Un enjeu d’influence
La diplomatie du goût, c’est d’abord et avanttout un enjeu d’influence. La gastronomie est en effet l’une des illustrations les plus concrètes de l’identité française à l’étranger. Chaque année, lors de cette opération, des milliers de restaurants à travers le monde – qu’il s’agisse de petites tables de qualité ou de maisons réputées – se mobilisent pour revisiter et parfois sublimer nos spécialités culinaires, avec le soutien de l’ensemble de notre réseau diplomatique. Dans près de 150 ambassades et consulats à l’étranger, c’est aussi une occasion unique de réunir à une même table des personnalités locales du monde politique, économique, culturel et médiatique. Notre deuxième enjeu est de renforcer l’attractivité touristique de nos territoires. En 2018, nous avons accueilli près de 90 millions de touristes étrangers. Nous avons pour ambition de rester la première destination touristique au monde et d’accueillir 100 millions de visiteurs en 2020. Notre gastronomie est l’un de nos principaux atouts auprès des visiteurs et un précieux levier de valorisation des richesses et de la diversité de nos territoires.” Plus précisément, elle s’incarne dans une variété d’expressions de French GourMay à Hong Kong jusqu’à des initiatives franco-centrées à Sydney ou à Chicago, en passant par le Voilah! French Festival de Singapour ou le Bonjour France de Malaisie, et attestent de la vitalité des efforts entrepris pour attiser la curiosité des touristes, et l’intérêt des investisseurs. Piloté par l’organisme Business France (dont la vocation est de promouvoir l’internationalisation de l’économie française), So French So Food (SFSF) doit son existence à la volonté de Frédéric Lefèvre, alors ministre du Tourisme, qui lança en 2012 l’idée d’un festival de gastronomie en Israël. En 2013, elle prit corps, avec l’aide d’Atout France (opérateur unique de l’État en matière de tourisme, dont la mission est de développer la marque France), l’ambassade de France, et quelques acteurs du tourisme, profitant de la tenue simultanée du Salon international du tourisme. Défendue par Guillaume Gomez, chef des cuisines de l’Élysée, dont nos interlocutrices au sein de Business France soulignent qu’il s’implique dans l’opération pendant ses jours de congés (comprendre sans mandat officiel), et ShalomKadosh, star de la scène culinaire locale, elle rencontra un tel succès qu’American Express s’empressa de l’imiter, invitant des chefs venus du monde entier.
“Depuis 2015, explique Déborah Modiano, chargée d’affaires Export Agrotech, responsable de la promotion de la Semaine de la gastronomie et de la mise en avant des produits, Business France a ajouté un volet commercial à SFSF en collaboration avec de grandes chaînes de distribution alimentaire. Mega, suivi de Shufersal, leader de la distribution en Israël, avec près de 40% de parts de marché, ont donc proposé des promotions autour des produits français dans leurs magasins, ce qui a suscité l’engouement des Israéliens sur ce type de produits, et donc pérennisé leur présence en Israël. Ainsi, les confitures Bonne Maman ont été lancées en Israël à l’occasion du premier festival de produits français en 2015, et aujourd’hui, après avoir trouvé un partenaire local, cette enseigne réalise de très bons chiffres d’export qui placent Israël dans le haut du classement des exportations de leurs confitures dans le monde.” Bonnes affaires, toujours: entre 2017 et février 2018, les exportations de viande fraîche de bœuf ont connu une progression de l’ordre de 100 %.
Assez curieusement, au moment même où SFSF prenait ses quartiers en Israël, commençaient d’éclore à Paris une nouvelle scène culinaire, en droite provenance de Jérusalem et de Tel Aviv: Miznon puis Balagan entre autres (on pourrait également citer Tavline) trouvèrent dans la capitale française un mérité succès. Curieusement ? À voir. “Eyal Shani (Miznon) et Assaf Granit(Balagan) ont tous deux participé à SFSF”, rappelle Gisèle Hivert-Messeca, la directrice de Business France en Israël, et coordinatrice de la Semaine de la gastronomie.
Vers une cuisine de la paix
“Et l’Alya française a favorisé l’ouverture de restaurants français, de même que de nombreux plats français figurent sur les cartes de restaurants à Natanya, Ashdod ou Tel Aviv.” C’est peut-être plus l’esprit d’une cuisine qui est vouée à l’exportation que sa recette exacte: “L’essence de ce qui fait un grand cuisinier voyage mal. Son travail implique un ancrage local, des réseaux, avance Pete Wells. Il n’est jamais meilleur que lorsqu’il est dans son terroir.” En retour, le secteur du tourisme a récolté sa part des bénéfices en accueillant 700 000 visiteurs venus d’Israël en 2018, contre 500 000 en 2015-2016. Paris n’en étant pas l’exclusifbéné ciaire, chaque année une région étant partenaire.
On revient ainsi sur la problématique soulevée par Goût de France / Good France: de quelle cuisine française parle-t-on? Parmi les ambassadeurs du projet, figure l’Italo-Argentin Mauro Colagreco, trois étoiles au Mirazur: “La cuisine française est la muse qui m’a toujours inspiré. Elle m’a ouvert les portes de mon avenir. Les premiers livres de recettes sont nés à la cour des plus importantes familles nobles françaises, c’est une émotion de lire l’histoire à travers les plats d’antan et de les voir évoluer jusqu’à nos jours. C’est une démonstration que la cuisine ne connaît pas de frontières ni de barrières. Avoir ce rôle de représentant est un honneur immense!
Je suis arrivé en France pour tout apprendre de la gastronomie française pour laquelle j’ai toujours eu une grande admiration.” Autre figure de GDF / GDF, Guy Savoy, triplement étoilé à la Monnaie de Paris, (précisons: le prestige de nos interlocuteurs ne doit pas faire oublier que tout le répertoire gastronomique français participe à cetteopération, et pas seulement les tables doréessur tranche) va dans le même sens: “La cuisine française, c’est la diversité des produits, donc la diversité des plats et la diversité des expériences pour les convives.
Elle est inspirante, c’est pour cela quelle a valeur d’exemple. On peut dire qu’elle est à l’origine d’un tournant dans la gastronomie, un mouvement planétaire: des hommes et des femmes de plus en plus nombreux découvrent la gastronomie française et rapportent avec eux des idées nouvelles dans leurs pays et de nombreux chefs de tous les pays passent par nos cuisines dans le cadre de leur formation. Enfin, de même que nous possédons unediversité exceptionnelle de produits, nous restons le pays leader pour les savoir-faire. Dans aucun pays on ne peut trouver une telle diversité de métiers: boulangers, pâtissiers,con seurs, fromagers, bouchers, charcutiers,tripiers, traiteurs, primeurs, poissonniers, écaillers, vignerons...”
Promouvoir le rapprochement
Fierté cocardière? Pas seulement. Les remarques du chef s’inscrivent dans une dynamique partagée par Business France: impulser de nouvelles énergies pour attirer des regards neufs sur une expression (artistique, commerciale) que l’on pensaitternie par une concurrence vibrionnante;partager un savoir-faire et se nourrir (si l’on ose dire) d’expertises neuves. Circulation des cultures, enrichissement réciproque... Si tous se félicitent de la réussite de SFSF, on imagine que les enjeux géopolitiques – euphémisons qu’ils sont délicats – ont pu gêner l’épanouissement du projet: “Justement, notre but est de promouvoir le rapprochement et la collaboration en mettant en avant l’art de vivre et la gastronomie à la française. C’est pourquoi nous avons eu des événements autour de la paix: Cuisine de la Paix, pain de l’Humanité et une dimension caritative qui touche toute la population israélienne en y incluant ses minorités : femmes en prison, LGBT, prostitué(e)s, personnes en dif culté. À noter que l’événement se tient dans tout le pays, de Nazareth à Beer Sheva en passant par Tel Aviv, avec un détour par Jérusalem et sans oublier Haïfa”, précise madame Hivert-Messeca. Prenant des formes explicites ou discrètes, la gastrodiplomatie à la française en dit long sur le regard que porte un pays sur lui-même, ses blessures narcissiques, ses ambitions, et les moyens qu’il se donne pour se réaliser. Dans sa magnifique Histoire naturelle et morale de la nourriture, Maguelonne Toussaint-Samat cite une formule de Claude Levi-Strauss à propos de la nourriture, qui est selon lui, “Un langage dans lequel la société traduit inconsciemment sa structure, à moins que, sans le savoir davantage, elle ne se résigne à y dévoiler ses contradictions.”