Eric Baudelaire : "'Après' est une exposition sur le temps présent”
Propos recueillis par Yamina Benaï
L’OFFICIEL ART : Dans votre œuvre FRAEMWROK… (2016), vous vous penchiez sur des diagrammes issus d’articles portant sur les problématiques du terrorisme, extraits de 109 publications officielles de chercheurs en sciences sociales, pourquoi ce choix ?
ERIC BAUDELAIRE : Le mot framework m’intéresse car, en anglais il désigne, de la manière la plus simple, le cadre d’une fenêtre, d’un tableau, mais également le cadre théorique à l’intérieur duquel les politologues, sociologues et différentes sciences humaines théorisent le monde, c’est-à-dire organisent, leur pensée et les données que leurs disciplines recueillent. Je n’ai pas suivi de cursus d’art, ni de cinéma, j’ai étudié les sciences politiques puis exercé en tant que chercheur dans ce domaine, avant de lentement me diriger vers mon activité actuelle. Au départ, les sciences sociales m’ont intéressé comme champ d’expertise : un territoire théorique et une méthodologie de recherche pour tenter de comprendre le monde et le présent. Ce que je fais aujourd’hui relève ainsi de la même démarche, en ce sens que je continue à exercer un métier de chercheur, à emmagasiner des informations et examiner des formes qui me permettront de restituer une expérience de ce présent, une sensation, une pensée ou une histoire. Entre mon travail de politologue il y a vingt ans et mon travail actuel, la matière reste la même, la seule modification porte sur les formes que je restitue. Depuis de nombreuses années j’ai accumulé des diagrammes, des tableaux, des graphes : principalement publiées dans des journaux universitaires, les Peer-Reviewed Journals, dont les articles sont soumis à une sélection très rigoureuse, comme dans The Journal of Conflict Resolution (Le Journal de résolution des conflits). Publier des articles dans ce type de journaux permet de se construire une carrière et de constituer un savoir, une pensée universitaire. Ce qui m’intéresse est que les articles remontent aux années 1960-70 et que l’on n’a eu de cesse de tenter de comprendre, d’analyser et de prédire le phénomène du terrorisme. Phénomène qui échappe à toute maîtrise, totalement irrationnel et en même temps absolument réel. Irrationnel car on peut dire que donner volontairement la mort n’est pas une chose rationnelle. Peut-être est-ce une chose très humaine mais elle ne découle pas simplement d’une rationalité indiscutable, ce qui en fait un terrain de recherche passionnant.
L’un des diagrammes intitulé “Relationship between causes, ideologies and action” met en relief que les causes économiques, politiques, sociales, sécuritaires portées par des idéologies communistes, nationalistes, religieuses aboutissent à une action violente. C’est donc, d’une certaine manière, une forme d’aveu d’absurdité d’une histoire circulaire en course ininterrompue, autoalimentée.
Je suis entièrement d’accord et, dans le même temps, cela me renvoie à deux paroles de Manuel Valls. Dans les semaines suivant les attentats du 13 novembre 2015, il a déclaré, tout d’abord au Sénat, “J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé” ; puis en janvier 2016 lors d’une cérémonie aux Invalides, “Il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser.” Tenir de tels propos est à la fois monstrueux et irresponsable car cela laisse entendre que tenter de comprendre équivaut à pardonner. Alain Badiou a, me semble-t-il, assez bien répliqué en avançant l’idée que, justement, abandonner la tentative de comprendre c’est offrir à donner une victoire à l’absurde brutalité mise en œuvre lors des attentats du 13 novembre. Affirmer qu’il ne faut pas ou que l’on ne peut pas essayer de comprendre est une défaite. Je dirais que ma posture d’artiste n’est pas en total accord avec celle de Badiou, dans la mesure où j’accepte la possibilité d’existence de la non-compréhension car, lorsqu’on choisit un travail d’artiste c’est également parce que l’on pense, à l’inverse du travail du politologue, qu’une forme de non-compréhension est compréhensive de notre état, et que les formes que nous fabriquons peuvent exister pleinement à l’extérieur de la compréhension. On ne comprend pas un tableau, on le regarde, on expérimente des sensations. De même, je tente de travailler des formes qui ne sont pas des explications, sinon je serais resté dans mon précédent métier.
Qu’est-ce que votre étude poussée du vocabulaire et des outils des experts du terrorisme fait-elle apparaître, à la lumière de votre sensibilité d’artiste et de votre expertise du champ politique ?
Elle démontre tout d’abord que nous avons, collectivement, intensément cherché à travailler cette question. En dehors du champ journalistique, totalement obsédé par la question du terrorisme, c’est également une aire de travail très dense dans des milieux qui s’accordent davantage de temps pour comprendre et chercher les choses. Cela a donné lieu à toutes sortes de formes, intéressantes, surprenantes, complexes. Cela laisse également à penser que nous allons continuer à devoir produire beaucoup de ces formes, parce qu’on n’arrive pas au bout du phénomène. A mes yeux, cela illustre donc l’infini besoin qu’à l’Homme de comprendre les choses, de les maîtriser, de les situer à l’intérieur d’un cadre, pour éventuellement pouvoir agir ; et l’infinie capacité de certains types d’événements à échapper à cette forme de compréhension, de rationalisation et de mise en forme.
Peut-il exister un consensus sur les moyens les plus pertinents et efficaces de combattre le phénomène du terrorisme?
Le terrorisme revêt une multitude de formes différentes. De prime abord, je pense que ce terme pose beaucoup plus de problèmes qu’il n’a d’utilité. J’essaie d’y recourir le moins possible dans la description de mon travail. Car, aujourd’hui, tout est désigné sous l’appellation “terrorisme”, de nombreuses formes de violences arbitraires sont nommées de la sorte par les dirigeants politiques et les médias. Ainsi, lorsqu’une bombe explose dans un lieu public, on qualifie l’acte de “terrorisme” : c’est probablement une définition juste de ce concept puisqu’il s’agit de fabriquer un sentiment de terreur à l’intérieur d’une population innocente. Mais on n’utilise pas le terme “terrorisme” lorsqu’un avion américain bombarde un mariage au Yémen et tue vingt-trois civils, or ce bombardement fabrique également une forme de terreur. Le terme est utilisé pour recouvrir des réalités différentes selon les locuteurs et les contextes. De tous temps d’ailleurs, usage en a été fait pour décrire des violences politiques : durant l’Occupation, les attentas commis par les réseaux de résistance étaient nommés “terrorisme” par les occupants allemands ; les actions violentes d’un groupuscule palestinien dans les années 1970 étaient appelées “terrorisme” par les uns et “lutte armée” par les autres. Dans toute l’histoire de la violence révolutionnaire, l’usage du mot “terreur” à l’intérieur d’un contexte de soulèvement a de multiples sens. Il est donc essentiel de faire usage du mot de manière extrêmement rigoureuse. J’ignore ce que veut dire “combattre le terrorisme”, je sais ce que signifie se soucier de la violence du monde et tenter de trouver des manières de l’amoindrir. Mais je pense que la lutte contre le terrorisme, ou la “guerre contre le terrorisme” – puisque c’est le terme inventé par les Américains après le 11 septembre 2001 –, est une absurdité car on ne peut lutter contre quelque chose qui n’est pas constitué, qui n’est pas incarné par des personnes. Il s’agit de concepts. Aux Etats-Unis, avant “The War on Terror”, une expression avait été rendue populaire par Ronald Reagan “The War on Drugs”, la guerre contre la drogue. Or, il y a consensus sur le fait que cette guerre n’est pas gagnée et ne le sera jamais, aussi, pourquoi parler de “guerre” s’il n’y a raisonnablement ni gagnant, ni perdant ? On peut s’intéresser aux causes de certaines violences, et aux manières de les atténuer, mais “combattre” est un vocabulaire inadéquat.
Le “terrorisme” a donné lieu à l’invention d’un certain nombre de concepts, voire de métiers. Il existe ainsi des cellules de “déradicalisation”. comment percevez-vous ces entités nouvelles qui s’agrègent au discours et qui, selon certains observateurs, seraient inefficaces ?
Voici un autre terme qui pose problème. Qu’est-ce que cela signifie être radical ? il fut un temps où qualifier une personne ou une entité de “radicale” était un compliment. dans l’histoire politique, la radicalité a ainsi longtemps été considérée comme quelque chose de positif, mais aujourd’hui il conviendrait de “déradicaliser”. n’est-ce pas plutôt le contraire qu’il faudrait envisager, à savoir radicaliser le discours, réfléchir à une autre manière d’être radical ? nous nous trouvons, effectivement, dans une période de l’histoire où tout donne lieu à de nouveaux métiers, à de nouvelles organisations, à de nouvelles sources de profit, à de nouveaux moyens de fabriquer du discours. depuis les attentats du 11 septembre 2001, je travaille sur cette question de la représentation de la violence politique des événements, et des événements qui marquent les vies, impactent le paysage médiatique. cet aspect n’est pas en phase de disparaître ou d’être amoindri, nous nous dirigeons plutôt vers une amplification. Alors, que penser de la manière dont on s’organise, dont on professionnalise ? la violence ne fait que s’accroître, la question de la pertinence des actions pour endiguer ce phénomène est plus que jamais légitime.
Des chercheurs ont étudié les mots de la radicalisation utilisés par les médias – “individus”, “islamisme”... – identifiés comme étant une source sémantique fonctionnant à la manière de message subliminal. Une façon de créer la terreur dans la terreur ?
Il y a un rapport direct avec la manière dont on parle des événements : c’est comme une chambre d’échos, le son se propage, se reproduit, se multiplie. il me semble toutefois que certains hommes politiques, certaines cultures sont un peu plus subtils dans leur gestion de l’information que d’autres. En décembre 2016, par exemple, après l’attentat perpétré à Berlin les dirigeants politiques ont ainsi été particulièrement attentifs au vocabulaire utilisé, ils ont attendu d’obtenir un nombre d’informations incontestables avant de faire des déclarations publiques. En général, la norme est plutôt l’usage des raccourcis et une forme d’hystérie. Dans le cadre de travaux préparatoires, nous avons entrepris un travail d’archéologie des images d’actualité, en remontant au début du siècle pour examiner les excès des relais médiatiques. c’est le cas avec l’enlèvement en 1932 du bébé Lindbergh, fils du premier pilote a avoir traversé l’Atlantique en solitaire. ce fait divers, assez inconséquent à l’échelle de l’histoire de l’humanité, a donné lieu à la première véritable hystérie médiatique. il démontre la capacité qu’a l’homme – bien avant internet, la télévision et la radio – à fabriquer des phénomènes hyper-linguistiques, hyper-médiatiques autour de faits insignifiants.
Votre film, Also Known as Jihadi, montré pour la première fois en France, comporte très peu de langage..
Effectivement, j’ai préféré explorer les sensations. Au cours des années, j’ai appris une chose essentielle : l’appareillage théorique enseigné par la science politique est-il vraiment le seul moyen d’accéder à une forme de connaissance du monde ? N’y a-t-il pas d’autres manières, moins ancrées dans la complexité du langage, qui permettraient de traduire des sensations beaucoup plus simples?
Quels sont les créateurs de votre galaxie ?
Samuel Beckett, dans son affirmation “To find a form that accommodates the mess, that is the task of the artist now” (1961), le travail de l’artiste aujourd’hui est trouver une forme qui s’accommode du désordre du monde. J’ai une affinité naturelle avec les artistes dont le travail est en rapport avec le réel, à la manière de Robert Filliou, économiste de formation qui s’est engagé dans la voie de la poésie avant de devenir membre de Fluxus. la formule de Filliou est brillante car elle reflète l’impossibilité de définir le geste de l’artiste, de dire simplement que l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. Il existe un rapport entre l’art et le réel, mais ce rapport est complexe, or ce qui m’intéresse fondamentalement, c’est précisément le réel. L’art non pas pour laisser le réel de côté, mais pour penser et voir le réel, tout en ayant bien conscience que l’art n’est pas le réel. Tous ces paramètres doivent coexister dans une équation très belle que la phrase de Beckett traduit parfaitement. La plupart des problématiques qui m’intéressent, une fois dans mon atelier, se trouvent de l’autre côté, dans le réel. Je ne fais pas partie des artistes qui se sont intéressés à la surface de la toile ou à la question du monochrome. Néanmoins, je peux m’interroger sur la théorie des couleurs parce que restituer des images du réel dans un film va m’amener à travailler cette question, mais cela ne fait pas de moi un coloriste. Ce qui est magnifique et quasiment infini dans le métier d’artiste, est que tous ces problèmes-là nous appartiennent, la question de la couleur, du son, des informations, des données... Qu’en faire, comment les restituer? L’artiste s’autorise à explorer ces champs.
En tant qu’autodidacte, vous n’avez pas de pratique d’origine dans l’art.
Ma première approche s’est opérée via la photographie, outil le plus simple à aborder. Aujourd’hui, ce sont des histoires qui m’intéressent : la narration est souvent le point de départ, même s’il s’agit d’histoires politiques. L’histoire me mène à un important travail de recherche d’archives puis vers l’écriture d’un scénario qui deviendra un long-métrage dont la fabrication nécessitera dix-huit mois et mobilisera énormément de ressources et de moyens. Parfois, je suis happé par le processus très long qu’est le film, simplement parce que je n’ai pas trouvé de formes plus immédiates et économiques pour cerner l’élément qui m’intéressait dans l’histoire. Mais faire un film représente un énorme travail, cela pour une raison très simple : on requiert des spectateurs 1h40 de leur temps, cent minutes de leur vie, assis sur un fauteuil. Or, à l’époque actuelle fragmentée par les téléphones, les interruptions permanentes, on fait très peu de choses d’une durée de cent minutes nécessitant une concentration absolue... Pour mériter cette attention-là, il va falloir fournir une somme de travail. C’est peut-être aussi cela qui me plaît beaucoup dans ce médium. Même s’il a évolué et que certaines formes sont aujourd’hui plus difficiles à défendre, à financer ou à diffuser, le cinéma reste l’un des derniers lieux où le pacte avec le regardeur est vraiment très intime.
Vos films présentent un lien avec le genre du film-essai, bâti sur un réel travail de chercheur et une dimension artistique. Il évoque certes Chris Marker, mais aussi Jean-Luc Godard.
Je pense qu’il y a une fulgurance et une liberté chez Godard qui a eu un impact extrêmement libérateur : lorsqu’on regarde un film de Godard on se dit que tout est possible, c’est une sensation extrêmement puissante. En même temps, Godard est inimitable, la seule personne à pouvoir faire du Godard, c’est Godard. Il y a donc quelque chose de très désinhibant à aimer Godard puisque aucun risque de faire du Godard. Par ailleurs, ce que j’aime chez Godard est la liberté avec laquelle il s’affranchit de la reproduction des mêmes formes, de toute obligation de creuser le même sillon. Entre A bout de souffle et Adieu au langage en 3D, il a développé une pluralité de vocabulaires, son œuvre est à la fois parfaitement cohérente et absolument polymorphe. Pour ma part, l’évolution du processus de construction de mes films est extrêmement simple : j’ai fait les films que j’étais capable de faire au moment où je les ai faits, n’ayant pas de savoirs antérieurs sur le domaine. Mes deux premiers films sont ainsi des plans sans montage, parce que j’ignorais tout du montage. Le premier s’intitule Circumambulation : j’ai fait deux fois le tour de la cavité laissée par les attentats du 11 septembre une petite caméra DV à la main : la première fois en filmant le bord du trou et la deuxième fois en filmant le ciel tel qu’il n’aurait pas été visible si la tour avait été encore présente. C’est juste cela, deux fois le tour d’un trou difficile à comprendre : le pourquoi de ce trou et ses conséquences dans le monde... éminemment compliqué. Dans les films qui ont suivi, sont agrégés progressivement des éléments supplémentaires du langage cinématographique. L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Adachi, et 27 années sans images est un film sur la parole et avec des images Super 8 : j’ai réalisé des interviews puis je me suis posé la question de savoir quelle image poser sur cette histoire orale. Masao Adachi avait évoqué ses films perdus pendant la guerre au Liban, il m’a semblé intéressant de refaire des images usant du même médium que les siennes, détruites pendant l’histoire qu’il me racontait : mes images se substituant aux siennes.
Comment avez-vous construit Also Known as Jihadi ?
J’ai pris la décision de faire ce film peu après les attentats parisiens du 13 novembre. Pour la première fois, j’ai eu envie de travailler sur le ici et le maintenant. Je me suis longuement interrogé sur la nature du film potentiel et j’ai opté pour une réflexion en lien avec les citations de Valls et de Badiou, un film qui chercherait à (ne pas) comprendre. J’ai emprunté la formule avec les parenthèses à Pierre Zaoui qui a écrit un texte magnifique sur L’Anabase, intitulé Vouloir (ne pas) comprendre. Cela m’a permis de réaliser que c’était vraiment ce dont j’avais envie : (ne pas) comprendre l’itinéraire de ces jeunes Français qui font le voyage vers l’ailleurs qu’est la Syrie.
Volontairement, vous n’utilisez pas le terme de “décision” pour qualifier leur démarche, ces jeunes sont “amenés” à se rendre en Syrie.
Oui, peut-être y a-t-il, à un moment donné, des décisions prises, mais elles sont compliquées, aussi j’utilise le mot avec précaution car beaucoup de ces jeunes estiment qu’ils n’ont pas leur place dans le ici et le maintenant. Or, partir car on juge ne pas avoir sa place est une démarche différente de partir lorsque l’on a une place et que l’on choisit d’en trouver une autre. Il faut évidemment être prudent à ne pas parler de “déterminisme”, dire que ces personnes ne font pas de choix puisque tout être humain fait des choix et doit les assumer.
Also Known as Jihadi aborde la délicate notion de responsabilité. A partir de quel matériau avez-vous travaillé ?
Il me semble que le sujet du film ce sont des itinéraires. Le cheminement d’une personne née en France, et le parcours qui la mène de l’autre côté de la frontière turco-syrienne. J’ai puisé dans différents documents, notamment en lien avec les dossiers judiciaires. Je me suis arrêté sur l’itinéraire d’une personne en particulier – et de certains de ses amis –, partie en 2012. Ce jeune homme a séjourné entre six mois et un an en Syrie, puis il est revenu. Il m’a intéressé car son itinéraire est particulièrement indéterminé : on ne sait pas très bien pourquoi il est parti, ni pourquoi il est revenu. Mon attention s’est portée sur une personne partie pour des raisons que l’on peut, ou ne peut pas comprendre, raisons qui sont à la fois compréhensibles et difficiles à comprendre, il fallait également que son retour soit, lui aussi, ouvert à interprétation. A partir de cette histoire-là, j’ai fictionnalisé, c’est-à-dire que j’ai modifié les noms, les dates, les lieux mais j’ai tourné dans les endroits où les personnages du film ont réellement vécu. En filmant le paysage et en utilisant des extraits des documents obtenus, j’ai tenté de raconter une histoire, celle de cette trajectoire. Le titre, Also Known as Jihadi, est inspiré du titre d’un film de Masao Adachi, AKA Serial Killer (1969) sur l’itinéraire d’un jeune homme qui durant une semaine, en 1968, a tué plusieurs personnes sans trop savoir pourquoi, et sans pouvoir expliquer son geste.
Vous avez adopté le fûkeiron d’Adachi, sa théorie du paysage.
Adachi choisit non pas de filmer l’homme en question – il est emprisonné, sa parole n’est pas accessible – mais les lieux dans lesquels il a vécu, pour évaluer la possibilité de ces images à éventuellement nous éclairer sur le contexte de cet itinéraire. J’ai adopté ce protocole, tout simplement. Parfois on choisit un principe de fabrication d’un objet, qui est une manière d’élire une contrainte qui nous force à briser la contrainte, à contredire la contrainte. En l’occurrence, la contrainte était de faire un film qui utiliserait cette même théorie du paysage. Il en résulte 100 minutes qui montrent ce paysage vécu, de même que le paysage judiciaire traversé, à travers des extraits de documents.
Qu’est-ce qui vous a incité à capter les destinées de Masao Adachi et Fusako Shigenobu (fondateurs de l’Armée Rouge japonaise) qui sont, d’une certaine manière, incompréhensibles?
Je dirais qu’elles sont à la fois incompréhensibles et très compréhensibles. Je fais partie de la génération post-68, ma compréhension de la montée vers 68 en France est rigoureusement la même au Japon : un mouvement d’étudiants, de travailleurs accompagnés d’un désir pour une réorganisation de la société autour de principes neufs, et un puissant élan collectif qui rencontre une fin relativement violente – particulièrement au Japon. Une forme de répression très forte de l’Etat fait que ce mouvement s’éteint sans même aller à sa fin révolutionnaire souhaitée. En 1968, la société ne sera pas réinventée, l’ordre social ne sera pas renversé. Dans les décombres de 1968, et ce dans plusieurs pays – Italie, Allemagne, France, Japon... – des personnes particulièrement radicales décident de prendre les armes et de poursuivre la lutte en plus petit nombre, mais de manière plus violente. Elles affirment que le monopole de la violence n’appartient pas à l’Etat et que la violence révolutionnaire, la lutte armée sont légitimes. Je comprends ce cheminement-là, c’est pourquoi je considère qu’il y a quelque chose que l’on peut absolument comprendre dans de tels parcours. Je peux également comprendre le désir de lutter, peut-être même de manière violente, en solidarité avec le peuple palestinien en 1968, 1969 ou 1970. Le cheminement de l’Armée Rouge japonaise, évidemment, pose question, parce que très rapidement ses membres basculent vers une forme de violence meurtrière particulièrement brutale et problématique d’un point de vue politique. Que ce soit en s’entretuant dans un chalet de montagne au Japon lors de rituels étranges où les cadres de l’Armée Rouge se sont mutuellement décimés dans des exercices de purification révolutionnaire absolument abjects ; ou que ce soit par le biais du premier attentat suicide de l’histoire du Moyen-Orient, qui intervient à l’aéroport de Tel-Aviv en 1971, où trois Japonais commettent un massacre, tuant 27 touristes – pour la plupart Portoricains. Mon propos a été de mener une recherche qui aboutirait à une forme retraçant à la fois tout ce que l’on peut comprendre et tout ce que l’on ne peut pas comprendre de cet itinéraire de solidarité révolutionnaire qui mute en folie meurtrière. Les protagonistes de cette histoire sont souvent intéressants, brillants, érudits. A l’image d’Adachi : vraie personnalité aux plans artistique, politique, il fabrique une pensée. Comment délaisse-t-il la caméra au profit de la kalachnikov ? Ce franchissement de frontière m’intéressait à différents égards : artistique, politique, cinématographique. Le travail a pris plusieurs années pour tenter de trouver une forme juste car c’est une histoire redoutablement complexe et je pense que l’on n’a pas le droit de se tromper lorsque l’on travaille avec une matière aussi dangereuse.
“Après”, projet d’Eric Baudelaire
du 6 au 18 septembre
Centre Pompidou, Galerie 3.
Rencontres tous les jours à 19h