“Art Collector” prend de l’ampleur
Propos recueillis par Yamina Benaï
L’OFFICIEL : Vous avez, tous deux, des parcours différents mais qui, bien qu’éloignés de l’univers de l’art, sous-tendent des prédispositions à votre pratique de collectionneurs.
EVELYNE DERET : Je suis universitaire, spécialiste du mode de fonctionnement cognitif des adultes en apprentissage. J’ai travaillé notamment sur les systèmes génériques qui permettent de proposer des passages vers de nouveaux métiers. J’ai également mené une activité de psychothérapeute, plutôt axée sur des patients adultes, mais également des enfants et des bébés. Je poursuis ma démarche militante pour les apprentissages via un rôle de vice-présidente d’une ONG de l’Unesco, pour laquelle je prends en charge tous les aspects éditoriaux.
JACQUES DERET : Pour ma part, j’ai développé une expertise dans le domaine des entreprises, en relation avec différents entrepreneurs aux Etats-Unis, ce qui m’a permis de faire l’expérience du mécénat à l’américaine. En effet, j’ai officié au sein de divers groupes où l’art et l’architecture étaient importants. Je suis, aujourd’hui, toujours en activité, avec une société d’investissement qui achète et vend des entreprises. Je suis également actif dans le Réseau Entreprendre, entité nationale dédiée aux jeunes créateurs d’entreprises, où je m’occupe du choix et de l’accompagnement des jeunes. Dans ce cadre, nous avons récemment initié un projet de résidences d’artistes, sur une initiative du Ministère de la Culture et du Ministère de l’Industrie. Notre réseau est extrêmement important, puisqu’il est constitué à la fois de grandes entreprises qui soutiennent et de jeunes entreprises qui se créent.
Comment définiriez-vous les choix des œuvres qui entrent dans vos collections ?
ED : Mon premier achat, il y a une trentaine d’années, fut impulsif. Il concernait des dessins de femmes de dos, aperçus à travers une vitrine. J’ai alors passé commande à l’artiste auteur de ces œuvres, d’un portrait de mon fils, vu de dos. Les représentations de dos constituent l’un des axes de ma collection. Les œuvres que j’acquiers sont toujours narratives, à la manière du travail développé par Abdelkader Benchamma et Massinissa Selmani. Je collectionne également beaucoup les œuvres qui parlent de l’enfance des jeunes filles, du féminin, à l’instar des peintures de Françoise Pétrovitch. Mon dernier axe d’achat est celui de la folie, j’ai par exemple une très belle défenestration par Laurence Demaison. Je me tourne plus volontiers vers des œuvres qui font appel à une certaine folie, une intelligence et un aspect imprévisible. C’est le sujet et la façon dont je pourrais m’approprier l’œuvre qui m’interpellent.
“En 2011, nous avons amorcé notre projet en bravant le scepticisme de certains, et avec la ferme conviction de tenir dans le temps. Dans ce milieu très intransigeant qu’est celui de l’art, il a été primordial pour nous de nous inscrire dans la durée.” JD
JD : Mes choix se portent davantage sur l’architecture. J’ai eu l’opportunité de travailler dans des entreprises américaines, dont l’une avait installé son siège dans un édifice de Frank Lloyd Wright situé dans le Wisconsin, ce qui m’a particulièrement marqué. Depuis, l’architecture américaine m’intéresse beaucoup. Mes goûts artistiques pour l’abstraction, la géométrie, la couleur sont donc, je pense, en lien étroit avec cette découverte d’un monde qui n’était pas le mien, car l’architecture reste le fil conducteur sous-jacent de ma collection. Mon premier achat, il y a une vingtaine d’années, fut une peinture de Patrick Persini, représentant une sorte de vaisseau du capitaine Némo. Depuis, parmi les artistes de ma collection se trouvent François Morellet, Vera Molnar, Carlos Cruz Diez, Georges Rousse, Kees Visser, Claire Chesnier... Je dirais que là où la collection de mon épouse est une part d’elle-même, en ce qui me concerne, elle est le fruit d’une construction.
Comment a germé votre projet Art Collector, concrétisé en 2011 ?
JD : Notre projet Art Collector est essentiellement issu de rencontres lors de mes voyages d’affaires au Benelux, en Allemagne, dans les pays scandinaves... A chaque fois, il m’était donné d’observer à quel point les collectionneurs que j’étais amené à côtoyer étaient investis dans la scène locale. Peu à peu a pris forme notre volonté de soutenir les artistes français, jusqu’à la création d’Art Collector, suivant un concept où des collectionneurs invitent un artiste français. Ce projet a vu le jour à titre purement personnel, c’est-à-dire qu’il est porté par notre volonté et notre financement. Dès l’origine, notre ambition a été de soutenir la scène française, pour ensuite l’exposer à l’étranger. Avec l’exposition “5x2+1” à la Patinoire Royale de Bruxelles, nous sommes aujourd’hui dans cette expansion,
ED : Nous avons effectivement posé des modalités précises : distinguer deux artistes par an, réaliser un catalogue suivant une ligne éditoriale bien définie, et exposer ces artistes à l’étranger. Mettre au point et respecter ces principes était très important pour cadrer et pérenniser notre projet.
JD : En 2011, nous avons effectivement amorcé notre projet, en bravant le scepticisme de certains, et avec la ferme conviction de tenir dans le temps. Dans ce milieu très intransigeant qu’est celui de l’art, il a été primordial pour nous de nous inscrire dans la durée. Du fait de nos domaines d’action éloignés de l’art, il nous fallait agir de manière très professionnelle pour être crédibles, qu’il s’agisse du choix des artistes, du développement de l’accompagnement, de la mise en place des expositions... Assez rapidement, le Ministère de la Culture nous a observés avec bienveillance. Nous attendions leur reconnaissance, non pas pour nous, mais pour notre programme. Nous l’avons obtenue en 2015 sous la forme d’un parrainage, qui cautionne totalement notre démarche. Ce parrainage n’implique aucun financement, ni apport matériel ou humain, mais permet d’apposer le logo sur nos catalogues et autres éditions.
Comment se définissent vos rôles au sein du binôme professionnel ?
ED : Jacques est plutôt orienté sur les aspects de négociation, de relationnel, et je suis davantage concentrée sur l’écriture, la conception du catalogue. Ce projet occupe aujourd’hui un tiers de notre temps, nous y sommes très attachés. Après avoir eu affaire aux Frac, aux Drac et autres institutions, nous avons souhaité affirmer notre volonté de porter nos propres goûts à la connaissance du public. Par ailleurs, je coordonne actuellement un livre sur l’accompagnement dans les différents systèmes, des équipes, des tiers, etc. Ce travail m’a permis de réaliser qu’accompagner des artistes me convient tout particulièrement, et résulte d’une sorte de transfert de ma volonté globale d’accompagnement.
Le processus de sélection des artistes est assuré par un comité de collectionneurs, dont vous êtes, chacun des membres proposant un artiste... Les choix finaux se révèlent-ils complexes à opérer ?
JD : Chacun des artistes sélectionnés est élu par vote : les sélections finales comportent toujours un artiste de notre collection et un artiste issu du comité. C’était donc un choix délibéré dès l’origine, de ne pas s’enfermer exclusivement dans notre collection. Au bout de dix artistes choisis, nous avons considéré que nous étions parvenus à un seuil intéressant pour développer ce projet à l’étranger. Nous avons donc considéré plusieurs options, mais notre rencontre avec Valérie Bach, fondatrice de la Patinoire royale, et Constantin Chariot, directeur de la galerie, a emporté notre décision. Tous deux ont en effet manifesté un véritable intérêt pour notre projet, conçu sur cet engagement réciproque. Nous avons donc choisi la Belgique car nous y avons trouvé les bons partenaires, et ce pays est une place stratégique pour les artistes, de par la présence d’un vaste réseau de collectionneurs.
Quels sont les prochains jalons d’Art Collector ?
J.D. : L’entité perdure dans sa structure actuelle, mais désormais nous choisissons un seul artiste par an. En septembre, nous avons ainsi organisé l’exposition de notre onzième lauréat, Charles Fréger, puis durant la Fiac nous avons sélectionné notre douzième lauréate, Marion Charlet. Une exposition lui sera consacrée à Paris en septembre 2018. Fait amusant, il se trouve que Marion Charlet a travaillé deux ans en Belgique, et Valérie Bach appréciant beaucoup son travail, l’a invitée dès janvier 2018 à exposer à la Patinoire royale de Bruxelles. Nous poursuivons notre réflexion sur le prochain pays d’accueil, tout en envisagent la possibilité d’un échange prolongé avec la Belgique.
“5x2+1” : 10 lauréats Art [ ] Collector et 1 artiste invité,
exposition jusqu'au 23 décembre,
La Patinoire Royale / Galerie Valérie Bach,
Rue Faider 6 - 1060 Bruxelles, entrée libre
du mardi au samedi, de 11h à 18h.
http://www.art-collector.fr/
http://www.lapatinoireroyale.com
Les 10 lauréats Art [ ] Collector
2016 : Massinissa Selmani
2015 : Abdelkader Benchamma & Olivier Masmonteil
2014 : Claire Chesnier & Eva Nielsen
2013 : Clément Bagot & Karine Rougier
2012 : Christine Barbe, Iris Levasseur & Jéméry Liron