Elisabeth Badinter évoque la Fondation de la Vocation
MÉCÉNAT - PHILANTHROPIE
L’OFFICIEL ART : Le projet de la Fondation de la Vocation a germé dans l’esprit de Marcel Bleustein-Blanchet lors de son emprisonnement en Espagne (1943), lorsqu’il tentait de gagner l’Angleterre : la mission qu’il s’était donnée va alors l’inciter à offrir à des jeunes les moyens nécessaires pour laisser s’exprimer leur vocation.
ELISABETH BADINTER : Je pense qu’au moment où cette idée est apparue à mon père, il traversait une période tragique. L’époque était très sombre, et il était alors impossible d’en prédire l’issue. Il a songé que le temps était venu pour lui d’accomplir un geste fort à l’égard des autres. Mon père était le fils d’une femme extrêmement religieuse et généreuse. Sa mère fut l’un des grands amours de sa vie. Au-delà même de la notion de “devoir”, elle incarnait l’altruisme, considérant qu’il fallait toujours œuvrer pour autrui. Ainsi, avant la Seconde Guerre mondiale, avec trois autres familles juives russes, elle avait créé un asile de nuit pour les immigrés. Elle habitait boulevard Barbès et chaque jour elle transportait à bout de bras d’énormes chaudrons de soupe pour nourrir ces personnes démunies. La conviction de mon père est qu’après avoir – à la force du travail – cueilli les fruits de la vie, il devait agir pour les autres, et sa propre enfance a sans doute affleuré, avec le souvenir de sa mère qui a eu sur lui une influence considérable. Mais il me semble, par ailleurs, qu’il y a un lien à établir avec la relation à son père. Homme très autoritaire, mon grand-père était le patriarche au sens le plus traditionnel du terme. A l’origine d’une lignée de marchand de meubles, il a eu à “affronter” la réalité d’un fils de 20 ans qui, avec pour tout diplôme un certificat d’études, affirma “je veux faire de la publicité”... Or sa réponse a été, telle que mon père l’a rapportée, “tu vas vendre des courants d’air, mais si tel est ton désir je ne veux pas l’entraver et regretter toute ma vie de t’avoir empêché de faire ce que tu voulais”. Cette phrase du père qui, au fond, a compris, accepté, admis l’idée de vocation de son fils – qu’il estimait pourtant irréfléchie et absurde – a fortement résonné dans le projet de création de la Fondation de la Vocation.
Marcel Bleustein-Blanchet était défricheur de territoires et visionnaire dans les domaines professionnels où il a excellé, mais en créant la Fondation de la Vocation dès 1960, il fait également preuve d’une modernité et d’une humanité dans un domaine plutôt délaissé en cette première moitié du XXe siècle...
Effectivement, et je trouve cette idée éblouissante. Mon père avait un principe qui a toujours présidé à l’esprit de son projet, à savoir la Fondation n’a pas à juger de la nature des vocations. Aucun principe de hiérarchie n’entre en ligne de compte, que le candidat se destine à être paléontologue ou marionnettiste : dès lors que la vocation est manifeste, elle est pareillement recevable. Je dois dire que cela m’enchante car il rejoint, plus largement, le refus d’une hiérarchie entre les métiers pour mettre en valeur la notion de vocation, c’est-à-dire de passion, et identifier ceux qui sont destinés à être parmi les meilleurs, car lorsque l’on aime son métier, on s’y consacre pleinement, en faisant du mieux possible. A mon sens, ces personnes mues par une vocation profonde, constituent l’aristocratie de demain : elles excelleront dans leurs activités et se placeront parmi les meilleures dans leurs disciplines. C’est donc une équation gagnante pour toute société qui a grand intérêt à encourager l’initiative consistant à donner leur chance à ces jeunes qui accompliront leur travail avec plaisir et énergie. Tout comme à l’époque de mon père, personne ne prenait la publicité au sérieux, l’assimilant à de la propagande, la considérant comme un métier nouveau superficiel... Les jeunes qui souhaitent exercer un emploi hors catégorie – équilibriste, danseur de flamenco... – ne bénéficient pas de l’attention et d’une aide éventuelle de l’Etat. Il est donc important de mettre en œuvre des outils pour pallier cette carence.
L’amplitude des disciplines concernées (arts, sciences, littérature, poésie, métiers du cirque, danse, mode...), l’âge des candidats (18 à 30 ans), et le fait qu’il s’adresse à tout candidat français vivant en France ou à l’étranger fait que ce prix est un levier assez fort : la différence réside dans la force du projet, donc la détermination.
La vocation octroie à celui qui la porte une force permettant de vaincre des obstacles qui, souvent, paraissent insurmontables. Les origines sociales, culturelles et, naturellement, les situations financières peuvent sembler des entraves insurpassables : sans vouloir faire de l’angélisme, l’énergie générée par le projet peut être une formidable force motrice. Croire en sa vocation est l’un des outils de la réussite, et la Fondation est heureuse de pouvoir contribuer à la concrétiser.
“Plus que l’argent, c’est la reconnaissance qui donne des ailes” avez-vous déclaré…
Nous l’observons après chaque annonce des lauréats et lors de la remise des prix : le fait d’être choisi, donc reconnu, constitue un extraordinaire moteur de confiance en soi et donc de vitalité supplémentaire. C’est la raison pour laquelle nous organisons la soirée annuelle d’attribution de la vingtaine de bourses dans une salle de théâtre, de façon à souligner le caractère solennel de cette étape. Les bourses que nous octroyons ne relèvent pas de la charité, nous sommes très rigoureux sur le sérieux des candidatures, ce qui ne fait qu’en renforcer la valeur.
Face à des projets de qualité, quels sont vos critères de choix ?
Je dirais que c’est la ténacité qui se traduit à deux égards. Ce que les candidats ont déjà accompli nous démontre la force de leur passion, et, la détermination à poursuivre leur projet, nous informe sur l’énergie qu’ils continuent de monopoliser. Un certain nombre d’éléments subjectifs imprègnent nos choix, mais on tâche de garder constamment à l’esprit ces deux critères.
Force d’engagement et optimisme sont les caractéristiques qui ressortent des témoignages d’anciens lauréats du Prix de la Vocation, tel celui d’Allain Bougrain-Dubourg (Prix en 1969), sur Marcel Bleustein Blanchet qu’il a côtoyé durant de nombreuses années, soulignant que pour cet homme extrêmement puissant, il n’y avait pas de hiérarchie, seul l’engagement comptait.
Mon père a toujours aimé les jeunes, il avait l’oreille attentive, et ce jusqu’à son dernier souffle. Il était convaincu que les jeunes avaient raison et qu’il fallait les écouter, que la jeunesse, porteuse et visionnaire, correspond peut-être à la période la plus intéressante de la vie. Durant mai 68, par exemple, il s’est passionné pour les événements et les débats qu’il allait écouter à la Sorbonne. Cet amour de la jeunesse, peut-être aussi de “sa” jeunesse, le caractérisait bien. Cela n’était pas si courant, qui plus est à cette époque, de la part de quelqu’un dans sa situation de pleine réussite.
La première promotion comptait dix-sept lauréats, aujourd’hui, 1 561 personnes ont bénéficié du Prix de la Vocation : quel regard portez-vous sur ce parcours ?
Au fil des années, une évolution s’est opérée, un élargissement a été défini, notamment avec le Prix de l’Espérance à destination de ceux que l’on souhaitait également distinguer, au-delà des Prix “classiques”. Et cette distinction complémentaire fonctionne très bien, ce qui est plutôt réconfortant. Par ailleurs, il est un lieu commun qu’il est bon de rappeler : la France compte de plus en plus d’étudiants, or l’Etat est de plus en plus avare en aides aux jeunes apprentis et étudiants… Nous avons beaucoup de demandes de jeunes toujours en étude qui se destinent à une profession manuelle, du fait de la société qui encourage ou exige de ses jeunes d’être plus longtemps “à l’école” plutôt que dans le savoir et dans le faire. Nous observons ainsi une baisse des demandes dans le domaine de l’artisanat, comme si, au cours des années, la société avait découragé, voire dévalorisé, les métiers manuels, les métiers d’art. Ce qui est navrant car, là encore, il y a une volonté d’imposer une hiérarchie selon laquelle le travail de la main ne vaut pas le travail du cerveau. Or, poursuivre des études n’est pas forcément l’assurance d’un épanouissement et d’un d’emploi. Par ailleurs, au vu des promotions des quinze dernières années, on observe une majorité de jeunes filles, et une large moitié de jeunes Français issus d’autres cultures et d’autres pays. Cela est, à mes yeux, très réconfortant car il s’agit d’un signe très intéressant d’intégration rapide. Une chance donnée à des personnes qui en ont moins que d’autres et qui se montrent très méritantes. Nos choix ne se sont jamais faits sur le principe de parité ou de quotas, mais sur la qualité du projet et la réelle implication du candidat.
L’autre spécificité est le fait que la Fondation attache de l’importance à conserver un lien avec ses anciens lauréats, puisque, outre l’aspect financier, la mise en relation avec le réseau interne favorise les projets.
C’est ce qui crée cette notion de famille parce qu’effectivement, dans leur grande majorité, les lauréats sont restés fidèles à la Fondation et se montrent volontiers à l’écoute des éventuels besoins des jeunes lauréats, n’hésitant pas à les faire bénéficier de leur réseau. Par ailleurs, beaucoup de nos lauréats participent, dans la mesure de leurs moyens, à la création d’une nouvelle bourse, ce qui est à la fois élégant et solidaire. Notre volonté de poursuivre le dialogue avec chacun des récompensés et, le cas échéant, continuer à les aider s’ils sont en difficulté en mettant en œuvre tous nos outils internes est une de nos spécificités.
Fait assez inédit, de nombreuses personnalités ont été membres du jury : Françoise Dolto, Raymond Aron, Marcel Pagnol, René Clair... Aujourd’hui encore vous accordez une grande importance à la qualité du comité de sélection, composé d’une centaine de spécialistes, rassemblés dans différentes commissions
qui identifient des dossiers présentés ensuite au jury.
A l’origine, il était important de faire appel à des personnalités connues du public et reconnues comme solides dans leur domaine, auxquelles on pouvait faire confiance. A sa création, la Fondation était véritablement unique en son genre, aussi mon père a-t-il rencontré beaucoup de gens qui ont accepté avec enthousiasme et générosité de participer, la réunion du jury nécessitant, en effet, un certain investissement en temps. Aujourd’hui, même si l’on est sans doute plus avare de son temps et qu’il y est un peu plus difficile de réunir de grandes personnalités, nous maintenons de belles participations.
Comment, dans notre société dématérialisée, faire naître l’envie, la vocation, le bonheur du “faire” ?
Je ne suis pas sûre d’avoir la réponse... Par ailleurs, il me semble compréhensible que les jeunes qui, depuis si longtemps, subissent le chômage, ou qui peinent à trouver un premier emploi, soient moins enclins à prendre des risques. Raison supplémentaire pour mettre en valeur ceux qui acceptent de prendre des risques.
Au regard des grandes conversions économico-sociales annoncées, comment voyez-vous l’évolution de la Fondation dans les années à venir ?
D’importantes mutations nous sont effectivement prédites, mais il faut reconnaître que personne n’y voit clair… On peut tout de même pressentir un accroissement du nombre de personnes sans emploi, la disparition de certains métiers et l’amplification de l’usage du robot en lieu et place du travail de l’Homme. Là encore, une raison supplémentaire pour encourager les arts, la recherche, les artisans qui réaliseront de leurs mains ce qu’aucun substitut ne pourra accomplir. Et nourrir l’espoir, pas complètement irréaliste, que précisément le talent des artisans reviendra au premier plan tout simplement parce que la machine ne saura pas faire. Une sorte d’inversion du mouvement. En d’autres termes, l’imagination, la sensibilité – c’est-à-dire au fond d’autres vertus et d’autres facettes de l’être humain – peuvent connaître une résurgence et devenir infiniment plus importants dans notre vie à tous. Et plus désirables.
Parmi les anciens lauréats :
Daniel Templon, Allain Bougrain-Dubourg, Amélie Nothomb, Alexis Mabille, Pascal Dusapin, Jean-Marie Laclavetine, Emmanuel Carrère, Camille Thomas...
Parmi les parrains des vingt dernières années :
Pascal Picq, Fabrice Luchini, Mohed Altrad, Thierry Marx, Francine Leca, Nicolas Hulot, Jean-Claude Casadesus, Axel Kahn, Jean Nouvel, Jean-Louis Etienne, François Cheng, Claude Lelouch...