Elisabeth Lebovici reçoit le Prix Pierre Daix
Propos recueillis par Yamina Benaï
L’OFFICIEL ART : De prime abord, le titre appelle l’attention : dans “Ce que le sida m’a fait”, il y a le “je” et le “fait”, que l’on pourrait tout aussi bien lire “défait”...
ELISABETH LEBOVICI : Le titre m’est apparu assez spontanément. En tant que critique d’art, on n’utilise généralement pas la première personne, or, il a été essentiel pour moi d’en faire usage pour situer le rayon d’action de ce que j’entendais proposer. Il ne s’agit évidemment pas de relater ma vie, mais de penser ce “je” à partir d’une des révolutions que l’épidémie du sida a produites, à savoir l’infiltration massive d’un “je” dans le discours. Soudain est survenue une prise en compte, dans la relation médecin-souffrant par exemple, du “je” du malade, autrement dit un basculement dans les rapports existant d’ordinaire entre le savoir médical et le savoir du malade. Le savoir médical étant toujours celui du pouvoir, face au malade qui subit ce savoir, et parfois le non-discours du médecin. Malade condamné au mutisme, qui n’ose pas “dire”.
La terminologie est à cet égard très éclairante : il est attendu du “patient” qu’il patiente. En silence.
Effectivement. Et, consécutive à ce bouleversement des prérogatives, se fait jour l’incursion possible du “j’en sais plus” ou “j’en sais autant” sur ce qui m’arrive que vous. Ce “je” là devient brusquement politique, il renverse le rapport au pouvoir : c’est ce que j’ai voulu exposer dans ce livre. Qui est aussi un livre où – d’un certain point de vue – le même phénomène se produit pour moi. Je tente de bousculer ce “je” de la personne éperdue en un “je” d’interpellation, en un “je” politique. Je suis le témoin d’une époque et d’une réalité, mais un témoin assisté par de nombreuses images, dont plusieurs reproduites dans l’ouvrage. Ce “je” traverse le livre et restitue, par le biais des articles que j’ai écrits à l’époque et que j’ai complètement remaniés (défaits et refaits, justement !) un certain point de vue sur l’épidémie. Ce “je” prend des formes différentes, il peut être “je” une œuvre d’art, “je” une exposition, “je” une installation, “je” une action, “je” un corps dans la rue, “je” une exposition, “je” une installation, “je” une action, “je” une lesbienne : un “je” multiple peuple ce livre,marqué par l’incursion de la première personne. Dans ces années 1980-90, beaucoup d’écrivains, d’artistes, de photographes ont commencé à pratiquer ce “je” de l’autofiction. Ce “je” n’est pas celui du “Je vais vous raconter ma vie” mais “Je vais construire ma vie dans le temps et l’espace d’un livre”.
A cette époque, marquée en France par des personnalités telles que Hervé Guibert, Serge Daney et, un peu plus tard, Christine Angot ou Guillaume Dustan, le public était troublé, s’interrogeant sur la véracité des faits relatés dans les ouvrages de ces auteurs.
Oui, mais la question était précisément d’observer comment, à travers l’exercice de l’écriture, on construit un personnage nommé “je”, qui n’est ni fiction, ni documentaire et remet complètement en cause ces deux catégories : c’est un “je” d’après ce que Roland Barthes qualifie de ‘Mort de l’auteur”. Et puis, il y a évidemment le “fait”– ce que le sida m’a fait” – fabriqué de pair avec ce “je” construit comme un “je” politique, élaboré dans la crise ouverte par l’épidémie du sida. Ce faire est mu par des affects, mis en mouvement par des émotions, il atteint les corps, il va projeter ces corps dans la rue, les précipiter dans l’espace public. Dans des lieux stratégiques également : le bureau d’un ministre, le siège d’un laboratoire, d’un congrès de compagnie d’assurance vont soudain avoir affaire physiquement avec ces personnes porteuses du VIH, qu’ils se refusent à voir. Porter ce “je” dans la rue, c’est porter sa propre visibilité : “Je suis homosexuel.le”, “Je suis malade”. Le livre revendique cette visibilité. Il est construit comme une entité qui se défait et se fait en même temps. C’est une forme imposée par l’histoire qu’il traverse : la défaite de certaines catégories artistiques, certaines binarités par exemple comme “figuration” et “abstraction”, comme “faits” et “fictions”, démonétisées. Et puis il y a des productions, des interventions visuelles, ou plus largement culturelles, qui se font et qui fabriquent une visibilité, non pas à une nouvelle scène de l’art, mais à une épidémie alors sans représentation.
“Plutôt que de larmoyer à nouveau sur l’inaction des institutions, il faut tout simplement aller chercher ailleurs un monde de l’art moins institutionnel, d’autres configurations, d’autres façons de se manifester.” EL
Vous étiez partie prenante dans cette matrice de combat par l’action publique et l’écrit : quel a été votre rôle en tant que critique ? Comment, dans les musées, les institutions, l’irruption et les ravages du sida se sont-ils manifestés à travers la monstration des œuvres ?
En général, les institutions et les musées ont été remarquablement passifs dans cet accompagnement. Même lorsqu’a été institué un “Jour sans art” aux Etats-Unis, on ne peut pas dire que les musées aient modifié leurs accrochages ou remisé les pièces pendant cette journée du 1er décembre. Alors il faut peut être lire entre les lignes. Par exemple, lorsque Jean de Loisy organise au Centre Pompidou “Hors limites, l’art et la vie, 1952-1994”, ou lorsque Philippe Vergne réalise en 1996 à Marseille “L’Art au Corps, le corps exposé de Man Ray à nos jours”, ils tentent peut-être de donner une généalogie artistique. De même, “Machines affectées” – exposition organisée en 1986 par Didier Semin et Ramon Tio Bellido avec Richard Baquié, Gerard Collin-Thiebaut, Hubert Duprat, Alain Fleischer, Ange Leccia, Jean-Claude Ruggirello, Nathalie Talec – pouvait peut-être permettre de visualiser des corps-machine en train de dysfonctionner… Mais ces expositions se tiennent loin de l’épidémie, très loin de ce que propose Group Material en 1990-91 au musée de l’Université de Berkeley, ou au Whitney Museum de New York, avec “AIDS Timeline”, chronologie culturelle du sida, qui est aussi une interpellation directe des institutions. Dans le livre, je m’intéresse à “L’hiver de l’amour”, exposition réalisée à l’Arc/Musée d’Art moderne de la ville de Paris (1994), par Elein Fleiss, Dominique Gonzalez-Foerster, Bernard Joisten, Jean-Luc Vilmouth, Olivier Zahm. Elle envisageait le sida comme motif, la crise ouverte par l’épidémie, qui constituait réellement l’hiver de l’amour. Et puis “Passage à l’acte”, à la galerie Jennifer Flay, en 1996, m’a beaucoup marquée, elle réunissait des œuvres de Nan Goldin, Zoe Leonard, Larry Clark, Georges-Tony Stoll, Mark Morrisroe, Catherine Opie… sans produire aucune image larmoyante du sida, elle posait la question des moyens dont nous disposions, interrogeait sur comment il était possible de penser artistiquement l’irruption du corps dans le champ du réel, comme acte. Ainsi, plutôt que de larmoyer à nouveau sur l’inaction des institutions, il faut tout simplement aller chercher ailleurs un monde de l’art moins institutionnel, d’autres configurations, d’autres façons de se manifester.
Cette dynamique de groupe puisait son énergie et sa capacité de renouvellement dans l’interconnexion des disciplines et la fonction plurielle de chacun de ses acteurs.
C’était un héritage des années 1960. A mon arrivée à New York au début des années 1980, j’ai pu observer cette perméabilité des fonctions : telle artiste plasticienne, soudain jouait de la batterie dans un groupe pop, tel autre ouvrait sa propre galerie, tel critique devenait artiste et réciproquement. On retrouve plusieurs de ces acteurs et ces actrices du monde de l’art en 1987, autour d’Act Up. Cette même année, la publication du numéro de la revue October intitulé “AIDS: Cultural Analysis/Cultural Activism” constitue un travail collectif qui encourage les critiques à inciter le milieu de la création, tous domaines confondus, à contribuer activement à la lutte contre une maladie qui décimait à grande échelle. En France, à partir des années 1990, on voit Michel Journiac, par exemple, artiste mais aussi formidable enseignant, faire inlassablement ce même travail auprès de ses étudiant.e.s, invitant aussi à s’exprimer d’autres artistes-activistes. Le premier travail universitaire en France qui tente de faire un point sur la représentation de la lutte contre le sida et les artistes qui la mènent est produit au milieu des années 1990 par Larys Frogier, aujourd’hui conservateur en chef du Rockbund Art Museum de Shanghai. L’héritage de ces pratiques activistes de l’art se retrouve en quelque sorte “assimilé” par des commissaires d’exposition comme l’américaine Helen Molesworth – aujourd’hui conservatrice en chef au Moca à Los Angeles. Parmi les volets de son exposition sur les années 1980, – “This will have been art love & politics in the 1980s”, en 2012 –, l’un est consacré au désir, un autre à la démocratie, par exemple, mais ni le sida, ni le féminisme ne constituent un axe thématique. Car, estime-t-elle, le sida et le féminisme sont partout dans l’exposition. Ils ont tellement irrigué la production de l’art et du discours critique qu’on ne peut y consacrer de section spécifique. Mon livre répond à une logique équivalente. Il n’est pas une histoire du sida, pas une histoire de l’art et du sida, ni de l’art “sur” le sida – surtout pas cette logique surplombante – et il ne constitue pas non plus une liste exhaustive des artistes qui auraient été concernés par l’épidémie.
Lorsque vous affirmez que votre propos ne relève pas du témoignage, vous restituez malgré tout une mémoire essentielle qui, justement, s’est dilapidée du fait des morts de l’épidémie, de la distance temporelle... Il semble donc impératif, aujourd’hui, de rassembler et livrer cette réalité-là.
C’est aussi le sentiment qu’il n’y plus beaucoup de monde avec qui je peux discuter de cette époque, ou du moins qui l’ont vécue avec moi. Parler de soi, c’est avoir un dialogue avec des gens à qui on peut dire “tu te souviens”. Il y a un moment dans la vie où il y a tant de morts autour de soi qu’effectivement plus personne n’est là pour fabriquer ce récit avec vous. C’est cette tension-là que j’essaie de porter aussi. “L’ère du témoin” suivant la formule d’Annette Wieviorka, c’est le témoignage relevant d’un impératif social, c’est-à-dire cette étape où la parole des survivants est là pour témoigner d’une histoire qu’ils sont seuls à pouvoir raconter. La période a été oubliée, elle n’est pas identifiée. Et pourtant, l’émotion est transmissible. Ainsi, par exemple, les réactions des spectateurs.trices à l’issue de la projection de 120 battements par minute sont équivalentes à celles observées à l’époque : ils ou elles se disent “sidérés”. Tout comme je l’ai été dans les années 1980, lorsque, autour de moi, j’ai vu mourir beaucoup de personnes très proches... Nous avons tous été saisis de panique face à un phénomène que nous ne comprenions pas.
Un retour à l’obscurantisme face à une situation dramatique à laquelle aucune réponse scientifique ne pouvait être donnée ?
Tout d’abord, la sidération a imprégné les activités quotidiennes. On avait l’impression d’être un zombie, de vivre dans un monde qui s’éteignait. Il s’agissait d’assister régulièrement les ami.e.s très malades, on se rendait de plus en plus souvent au cimetière. Nous avons été en prise avec une sidération glaçante. D’ailleurs, si l’on observe les unes de journaux de ces années-là, la peur, la panique est visible et lisible. La peur se transpose des pratiques aux personnes. Elle mue en une peur des homosexuel.le.s, des usager.e.s de drogues, des prostitué.e.s, des étranger.e.s. Ce que le sida a fait, à ce moment là, c’est d’alimenter et d’aggraver la peur panique des gens face aux personnes qui sortent de la norme.
Dans la notion de mémoire que vous évoquez, pour contenir toute transmission du traumatisme par le silence, il est essentiel de communiquer aux jeunes générations la teneur de ce qui s’est passé, la réalité des faits, les éléments d’appréhension et de compréhension de la question. Pour leur éviter de porter un fardeau qui n’est pas le leur, de surcharger une douleur sourde et sournoise, telle que peuvent la vivre, par exemple, les filles et fils de déportés ou de colonisés ?
C’est une démarche très importante. Je fais ici un excursus : lorsque Chantal Akerman s’est suicidée, une amie m’a dit “Elle est morte des camps”. C’est une problématique que je connais bien, et je pense que la mémoire du colonialisme relève du même processus. Les générations suivantes sont affectées par une histoire dont elles n’ont pas les clés de décryptage, ou dont elles ignorent même “comment” elle a existé. C’est un traumatisme terrible car il est coupé de la douleur.
Et qu’il est invisible.
On en vient à quelque chose qui touche profondément nos préoccupations et qui, me semble-t-il, constitue un enjeu pour la culture visuelle. Entre rendre visible et rendre visuel… Il y a un glissement qui, je pense, s’est opéré dans le champ de la lutte contre le sida. J’observe comment, dans les années 1980-90, le champ visuel a été investi du pouvoir d’informer, de rendre visible, de signifier et d’ornementer. Tous ces flyers, ces graphismes, ces affiches, ces banderoles, ces installations exposent, littéralement, les murs, les rues, et parfois les galeries d’art à cette visibilité cruciale lorsqu’il s’agit de corps réduits au silence, exclus de la parole et de l’énonciation de l’histoire.
A une époque où les technologies nouvelles et réseaux sociaux étaient inexistants, il était nécessaire de démultiplier les approches, redoubler d’originalité et d’astuces pour parvenir à un réel impact visuel.
D’astuces et de force... C’est la raison pour laquelle j’ai consacré un chapitre aux technologies alors en usage, je trouve très important de rappeler que pour informer, communiquer, il fallait recourir à la photocopie, au fax, au téléphone, tous ces moyens – investis d’une valeur politique et affective – dont l’activisme s’est véritablement saisi, et qui ont produit les archives dont nous disposons aujourd’hui. Moyens de représentation, donc, mais aussi de signification des visibilités, d’information, de communication.
Bien que très dense, extrêmement documenté, doté d’un solide appareil de notes, votre livre n’en demeure pas moins accessible car, non pas chronologique, mais construit sur des thématiques nourries de types d’écriture différents.
Certains chapitres sont ardus, mais étant donné qu’ils se lisent de façon indépendante les uns des autres, le livre reste à portée d’un très grand nombre. Pour en optimiser la lecture, il me semble souhaitable de disposer d’un ordinateur afin de pouvoir visualiser certaines des œuvres que j’évoque et qu’il n’a pas été possible – notamment pour des raisons de droits importants de reproduction – de faire figurer. C’est aussi une manière d’investissement demandé aux lecteurs, qui sont ainsi partie prenante des faits.
Parmi les images les plus prégnantes sur les stigmates physiques de la maladie se trouve l’autoportrait de Robert Mapplethorpe (non reproduit dans votre livre), montrant le photographe très amaigri, la main ornée d’une bague à tête de mort, posée sur un sceptre. Comment cette image a-t-elle été perçue lors de sa diffusion (1988) ?
Cette photographie, frappante, porte partout l’empreinte de la mort. L’autoportrait de Mapplethorpe, défini comme le dernier, renvoie toutes ses autres images à cette image ultime, la dernière dont le photographe possède la maîtrise. La réception de cette image, en 1988-89, n’apporte aucune rédemption au travail de Mapplethorpe qui, après sa mort en 1989, est pris dans ce que l’on a appelé “les guerres culturelles” aux Etats-Unis. Il faut dire que l’inaction gouvernementale en matière de lutte contre le sida est au plus fort : le président Ronald Reagan n’a prononcé publiquement le mot sida qu’en1986, soit très tardivement après les premiers articles sur l’épidémie en 1981. A partir de là, le Congrès américain a voulu promulguer une série de décrets visant à rendre encore plus invisibles les personnes porteuses du VIH, et la lutte contre la maladie, en éradiquant du champ des aides publiques toute image supposée malsaine susceptible de “contaminer” l’Amérique. L’exposition rétrospective itinérante de Mapplethorpe, “The Perfect Moment”, comportant des œuvres à contenu explicitement sexuel, fait les frais de ce climat : la Corcoran Gallery of Art de Washington a tout simplement renoncé à la présenter. Un autre lieu censé l’accueillir, le Cincinnati Contemporary Arts Center, a vu son directeur, Dennis Barrie, mis en examen pour pornographie, puis relaxé. Cette photographie de Mapplethorpe a été, à ce moment-là, comme engluée dans le sida, comme si la théâtralité mortuaire de son visage et de sa pose venait confirmer l’idée que son art était malade et qu’il fallait en effet le rendre invisible pour protéger la société.
En 1981 paraît “Ain’t I a Woman?” de bell hooks ; en 1989, un article de droit de la juriste Kimberlé Crenshaw conceptualise le principe d’intersectionnalité, autant de jalons puissants dans l’analyse du contexte sociologique et la conquête des droits. Quel rôle les mouvements féministes – dans la pluralité de leurs expressions (race, classe) – ont-ils tenu dans ce combat contre le sida ?
Essentiel. Tout d’abord le célèbre slogan d’Act Up, d’abord à New York : “Silence = mort” assorti du triangle rose inversé, est une citation d’Audre Lorde, féministe noire, américaine, lesbienne. Dans l’un de ses poèmes, évoquant le cancer dont elle est atteinte, elle écrit : “Mon silence ne m’a pas sauvée, votre silence ne vous sauvera pas”. C’est la dynamique que reprendront les acteurs de la lutte contre le sida : “Votre silence ne vous sauvera pas”. Autrement dit, votre colère vous donnera une vitalité nécessaire : “Colère = vie, Action = vie”. Il y a quelque chose dans ces deux équations qui, à mon sens, situe l’héritage des mouvements, à la fois pour les droits civiques américains et du féminisme. Si l’on s’interroge sur le féminisme en France et aux Etats-Unis, il a été un mouvement de rue, visible, où la préoccupation des corps était première. Le mouvement de lutte contre le sida reprend entièrement cette idée de “mon corps est à moi”, donc je dois “le” manifester. Cela a donné lieu à une infinie richesse de slogans, un humour, une façon de jouer avec les signes, les rôles et les genres, les banderoles, les affiches, la composition visuelle d’une manifestation, un pouvoir vital et vivifiant conféré par l’idée de manifester ensemble... Tous ces élans et dispositifs ont été investis par les acteurs de la lutte contre le sida. Nombre de militantes féministes lesbiennes se sont énergiquement investies dans la lutte contre le sida. Elles ont été particulièrement efficaces en matière d’actions publiques – la mise au point des “zaps”, des incursions éclair et spectaculaires, des manifestations de rue, etc. – qui, très souvent, ont été décidées, mises au point, menées par elles.
L’orée des années 1980 voit l’émergence d’une vague d’artistes femmes qui se sont saisies de ces questions, telles Barbara Kruger, Jenny Holzer, Sherrie Levine, Cindy Sherman. Recourant, pour se faire entendre, à une stratégie de détournement visuel.
Ces personnalités ont été des modèles artistiques. Pour illustrer cette dynamique, je consacre un chapitre à Zoe Leonard. Artiste issue de l’activisme anti-sida, elle ré-organise l’installation de sept galeries du musée d’art de Kassel pour la Documenta 9 (1992) : elle y remplace les figurations d’hommes peintes et encadrées par des photos de vulves, questionnant à la fois le désir à l’œuvre dans les représentations féminines et son institutionnalisation dans un musée fondamentalement patriarcal, blanc et hétérosexuel. En effet, les mouvements féministes des années 1970 s’interrogeant sur la manière de contrecarrer les représentations de la femme conçues – comme L’Origine du monde, de Courbet –, par des hommes, ont décidé de les produire elles-mêmes. Or, une représentation ne se fabrique pas ex nihilo mais à partir de la culture existante. C’est donc ce qu’elles ont accompli, s’appropriant les images culturelles, y compris les plus stigmatisantes, pour les retourner et les rendre actives à leur profit.
Ce faisant, ces artistes ont octroyé une nouvelle intelligence à l’image, à l’aune de leurs propres analyse et regard.
Les images/clichés, slogans existants leur fournissent un matériau au sein duquel elles opèrent une sélection et un montage pour inventer un discours contraire. Ces artistes issues de l’art conceptuel ou appropriationnistes ont été les guides, comme l’a indiqué Didier Lestrade, co-fondateur d’Act Up Paris, pour signifier cette visibilité de l’épidémie du sida. A cet égard, il est frappant d’observer à quel point les femmes, les lesbiennes en particulier, dans ce moment d’épidémie du sida ont été “invisibilisées”. Les protocoles de traitement, par exemple, ne les prenaient pas en considération, notamment par un suivi gynécologique. Comme si l’épidémie était devenue un costume pour homme. Pour les lesbiennes, l’invisibilité était redoublée dans une société mettant en doute leur sexualité (les lesbiennes n’ont pas de rapports sexuels, ne s’injectent pas de drogue par voie intraveineuse, comme chacun sait !). Elles ont ainsi eu à trouver une puissance de visibilité dans l’espace public.
Combats dans le combat, luttes en cascades qui, pour ne parler que des sociétés occidentales, demeurent d’actualité. Tout comme les récentes statistiques alarmantes du taux de contamination par le VIH de populations jeunes laissent à dire que la parution de votre livre en 2017, riche de sa densité d’archives, est plus que jamais pertinente.
Si les méthodes de travail des artistes ont énormément changé, il subsiste dans leurs modus operandi toute une dimension héritée de l’activisme. Les questions du montage, du remontage, de la réactualisation, du reenactment, le traitement de l’information et des archives. Si aujourd’hui tant d’expositions mobilisent des archives pour explorer des sexualités non normatives, la colonisation, la décolonisation... c’est pour les mêmes raisons qui ont incité les gens de ma génération à s’y pencher. Des fins politiques.
•Elisabeth Lebovici, “Ce que le sida m’a fait,
art et activisme à la fin du XXe siècle”,
coédition La maison rouge–Fondation Antoine de Galbert
& JRP Ringier,
(320 pages, 90 illustrations).
•Le jury de l’édition 2017 du Prix Pierre Daix était composé de:
-Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la Culture, ancien président du Musée national d’art moderne – Centre Pompidou.
-Laurence Bertrand Dorléac, historienne d’art, éditrice, universitaire, directrice du Laboratoire Arts et société à Sciences-Po.
-Jean-Marie Borzeix, ancien directeur de France Culture.
-Jean de Loisy, président du Palais de Tokyo.
-Emmanuel Guigon, directeur du Musée Picasso de Barcelone.
-Brigitte Leal, directrice adjointe du Musée national d’art moderne – Centre Pompidou.
-Laurent Le Bon, président du Musée national Picasso-Paris.
-Alain Minc, président de AM Conseil, essayiste.
-Alfred Pacquement, ancien directeur du Musée national d’art moderne – Centre Pompidou.
-Marie-Karine Schaub, historienne et universitaire (université Paris-Est Créteil-Val de Marne).