Emma Lavigne : “Une modernité ouverte au hasard, aux flux.”
L’OFFICIEL ART : Cette 14e édition de la Biennale constitue le deuxième volet du thème retenu par Thierry Raspail : moderne – le commissariat du premier (2015) ayant été confié à Ralph Rugoff. Pour recontextualiser l’étincelle de départ de “Mondes flottants” : comment définiriez-vous la modernité ?
EMMA LAVIGNE : Je ne souhaitais pas puiser dans des formes de citations du moderne qui nous auraient conduits à une sorte d’héritage du post-modernisme, mais plutôt tenter de comprendre ce qui – dans le moderne – avait été un déclencheur de projet dans mon travail de commissaire. Il s’agit véritablement d’étincelle de la modernité présente, par exemple, dans la danse moderne telle qu’ont pu l’inventer Loïe Fuller ou Isadora Duncan. Cette danse totalement libérée des carcans de la scène a été un vecteur de nouvelles formes pour des artistes modernes puis contemporains. C’était l’objet de l’exposition “Danser sa vie”, que j’avais organisée avec Christine Macel au Centre Pompidou (2011-2012). Dans le champ de la musique, on observe les mêmes brèches : elles seront ouvertes par Claude Debussy et Erik Satie, pour s’étendre aux artistes contemporains invités à cette Biennale 2017. Ari Benjamin Meyers ou Yuko Mohri sont ainsi obsédés par ces pionniers de la modernité, qui ont complètement révolutionné la forme même de la musique, de l’art plastique, de la poésie ou de la littérature. Toutes ces questions des flux et de l’ouverture de l’œuvre d’art m’ont intéressée et guidée dans la construction de “Mondes flottants”. Dans son livre, L’Œuvre ouverte, publié en 1965, Umberto Eco prolonge l’héritage de ces formes de la modernité, peut-être moins connues en ce qu’elles restent plus expérimentales, moins simples à accrocher sur les cimaises d’un musée. Avec comme point d’origine mon domaine de l’art contemporain, j’ai donc observé quelles étaient les formes, les artistes, les flux, les mots qui avaient encore du sens pour certains des artistes contemporains.
Dans le parcours, ce dialogue est parfois directement activé, parfois induit.
Notre souhait n’a pas été de mettre systématiquement en résonance un artiste contemporain avec de l’art moderne. Mais chaque fois que ce dialogue est présent dans une salle d’exposition du musée, c’est précisément parce que l’artiste contemporain a été irrigué par tel aspect de la modernité. Nous avons ainsi associé Yuko Mohri avec Marcel Duchamp. Nous exposons également une magnifique pièce de Cerith Wyn Evans intitulée Apparition, qui interroge la diffraction et la disparition de la forme. L’artiste a été inspiré par un poème de Mallarmé consacré à l’apparition, mais il est également très sensible au travail de Otto Piene et de Heinz Mack, ces artistes du groupe Zero qui, au lendemain de la guerre, ont cherché de nouvelles formes à inventer. Au Mac, dans la salle consacrée à Ernesto Neto, l’artiste dit combien son travail commence là où celui de Jean Arp s’est arrêté. Il est profondément fasciné par la germination des formes chez Arp et leur dimension biomorphique, c’est pourquoi il a souhaité que j’imagine un dialogue entre son œuvre et ces formes très proches de la nature. Jean Arp lui-même disait : “Mon travail n’est pas si éloigné du travail de la mer qui vient sculpter les galets”. Bon nombre de filiations secrètes lient des œuvres à d’autres œuvres. Shimabuku a ainsi souhaité dialoguer avec Hans Richter, car il était très inspiré par son film Ghosts Before Breakfast (1928). J’ai voulu tisser les correspondances, tout particulièrement au musée, pour montrer que ce qui nourrit la création la plus contemporaine, la plus expérimentale, est une modernité située dans une invention dont on n’a pas cessé de définir les contours, que l’on ne peut pas saisir en ce qu’elle est animée par un rythme perpétuel de métamorphoses, de transformations. Cette modernité-là est finalement très tôt ouverte au hasard, à l’environnement, à l’atmosphère, à ces questions des flux.
La phrase de Rilke, que vous citez volontiers, résume ces mouvances, ces instabilités, à l’image du monde actuel : “Il est étrange de voir ainsi que tout ce qui se rattachait, librement vole de-ci, de-là, dans l’espace sans lien”.
Ce qui m’intéresse beaucoup est cette sensibilité de Rilke lorsqu’il s’interroge sur la place de l’artiste dans un monde parfois submergé, toujours mouvant, qui tourne trop vite, se délite. J’ai travaillé à un moment (les attentats de novembre 2015) où je sentais autour de moi de nombreux doutes et questionnements, c’est pourquoi j’ai recouru à des artistes, tour à tour musiciens, poètes, pour créer des moments de plénitude et de contemplation avec une dimension plus philosophique, méditative, zen, plus orientale finalement. Ces “mondes flottants” sont une sorte de concept selon lequel on découvre l’impermanence des choses, qui peuvent aussi se reconnecter, se reconfigurer. Dans cette optique, j’ai refusé que chaque artiste dispose d’un pré carré, au bénéfice de la porosité entre certaines œuvres et avec le moins de murs possibles. Comme pour exprimer la métaphore d’un monde flottant où nous pouvons encore davantage nous connecter les uns aux autres. A la Sucrière, plusieurs œuvres font écho au monde contemporain. D’un point de vue plus sociologique, j’ai été aussi très sensible à la pensée de Zygmunt Bauman, notamment lorsqu’il parle de modernité liquide. C’est-à-dire que la modernité a été sous-tendue par cette idée de progrès, d’accélération permanente qui mène également au déracinement des individus, à l’Anthropocène, aux catastrophes naturelles qui viennent encore désagréger ce monde. J’ai voulu laisser ouvertes les interprétations, je ne peux donner une lecture unique de l’état de notre monde contemporain.
Ces dernières années ont connu une forme d’accélération de l’histoire, guerres, migrations de populations, paupérisation, générant un déplacement de curseur de l’humain/inhumain, acceptable/inacceptable. L’art contemporain peut-il s’exprimer “honnêtement”, en se soustrayant à ces questions qui nous concernent tous ?
Ce sujet a fait couler beaucoup d’encre, notamment lors de la dernière Biennale de Venise, au sujet des migrants autour de la pièce d’Olafur Eliasson (Green Light, 2016). J’ai voulu traiter cet aspect de façon plus métaphorique pour ne pas évacuer la question, sans toutefois l’instrumentaliser. Je n’ai pas passé de commande spécifique à un artiste sur ces questions-là, je veux laisser les artistes libres de leur sujet, mais il y a des œuvres qui ont trait aux questions de la circulation des individus, sans adhérer de façon immédiate de cette actualité. J’ai ainsi proposé à l’artiste Marco Godinho de lui confier la façade et les murs intérieurs de la Sucrière, il y a installé sa pièce Forever immigrants. Il a créé un tampon portant ce message, et apposé de telle sorte que cela produit un nuage mouvant, donnant l’impression que l’œuvre entre dans la Biennale. Godinho avait d’ailleurs réalisé cette pièce avant la crise des migrants, mais j’ai souhaité lui proposer d’en faire un statement fort, en écho avec l’actualité. Ces questions-là, bien sûr, m’obsèdent, et je pense qu’elles doivent entrer dans notre travail au plan individuel et institutionnel. Cependant, lorsque ce sujet devient une sorte d’iconographie, on assiste à des choses parfois déroutantes. Je ne l’ai pas souhaité pour cette Biennale.
“MONDES FLOTTANTS”
14e Biennale de Lyon
du 20 septembre 2017 au 7 janvier 2018
http://www.biennaledelyon.com/