L'Officiel Art

La Fondation Bettencourt Schueller célèbre les métiers d’art au Palais de Tokyo

La valorisation des métiers d’art français figure parmi les domaines d’action de la Fondation Bettencourt Schueller. A l’occasion du vingtième anniversaire de ce soutien, le Palais de Tokyo propose “L’Esprit commence et finit au bout des doigts (du 16 octobre au 10 novembre) : un parcours sensible mêlant époques, médiums et savoir-faire, via de nombreuses œuvres et créations. “L’Officiel Art” s’est entretenu avec Olivier Brault, directeur général de la Fondation, et Laurent Le Bon, commissaire de l’exposition. Un rendez-vous à ne pas manquer.
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Propos recueillis par Yamina Benaï
 

L’OFFICIEL ART : Qu’est-ce qui vous a incité à faire appel à Laurent Le Bon – directeur du Musée Picasso – pour orchestrer l’exposition “L’esprit commence et finit au bout des doigts”, marquant vingt ans de présence active de la Fondation Bettencourt Schueller auprès des métiers d’art ?

OLIVIER BRAULT : Dans notre engagement pour les métiers d’art, notre intérêt s’est principalement porté sur le fait de les extraire du confinement dans lequel notre société les place, de franchir les frontières et d’en montrer la dimension profondément contemporaine. Il nous a semblé que le regard ouvert, généreux, volontiers transgressif et décloisonné de Laurent le Bon était pertinent pour assurer le commissariat de cette exposition. Nous souhaitions que cet événement nous permette de franchir une étape dans la proposition au public du meilleur des savoir-faire français, comme pièce constitutive de la création d’aujourd’hui.

 

La Fondation Bettencourt Schueller a permis, par un solide soutien financier, la mise en place en 2017 du Toguna : un lieu d’échange et de partage composé par des artistes et des artisans d’art, qui élargit l’offre à destination des publics du Palais de Tokyo. Votre ancrage dans cette institution est inscrit dans la durée…

Il s’agit, en effet, de notre cinquième collaboration. Nous avons conclu un partenariat avec le Palais de Tokyo précisément dans l’idée que cet établissement atypique et spécialisé dans la création d’aujourd’hui était le lieu idéal pour montrer la valeur contemporaine des métiers d’art. Jean de Loisy, qui présidait alors l’institution, cherchait à faire un pas vers les artisans/artistes en lien avec la matière, considérant qu’il s’agissait d’une source de fécondation de l’art contemporain, de la création. Cette rencontre a été déterminante, nous nous sommes engagés dans un accord pluriannuel qui nous a permis de réaliser trois expositions, “L’Usage des formes” en 2015, “Double Je” en 2016 et “Encore un jour banane pour le poisson-rêve” en 2018. Le Toguna, s’il n’est pas à proprement parler une exposition, représente une autre forme d’investissement des artisans d’art dans la création, en vue d’installer un équipement durable au Palais de Tokyo. “L’esprit commence et finit au bout des doigts” constitue donc notre cinquième geste en ce sens.

Laurent Le Bon, vous êtes le concepteur de l’exposition, pourquoi avez-vous sollicité Isabelle Cornaro pour sa mise en espace ?

LAURENT LE BON : J’ai immédiatement proposé d’être dans le collectif et d’emblée s’est imposée l’idée de scénographie. L’architecture du Palais de Tokyo, bâti dans les années 1930, est composée de grands espaces baignés de lumière naturelle, que l’on pourrait aisément rapprocher de la flexibilité qu’avaient souhaité Renzo Piano et Richard Rogers pour le Centre Georges-Pompidou. Les matériaux sont, bien entendu, très différents de ceux du Centre, plus proches de l’esprit des artisans ; il a ainsi été passionnant, à partir de ces matériaux nobles et de ce vaste plateau, de créer une histoire incarnée dans une mise en espace. Certes, nous aurions pu faire appel à des scénographes professionnels, mais nous avons choisi de faire confiance à un artiste porteur d’un regard différent et apte à répondre aux choix audacieux de la Fondation Bettencourt Schueller. Isabelle Cornaro a montré dans son travail passé et dans de récentes installations son sens extraordinaire des matériaux et des rapports de perspective. Aussi, nous n’avons pas créé de chronologie entre un concept que je proposerais et qui, ensuite, induirait une mise en espace : nous avons envisagé dès le départ de travailler en binôme afin de dérouler un récit en quatre chapitres. Au duo formé avec Isabelle Cornaro, il convient d’ajouter deux conseillers artistiques d’importance, et compagnons de route de longue date : Jean de Loisy [président du Palais de Tokyo de 2011 à 2018, actuel directeur des Beaux-Arts de Paris] et Alain Lardet, cofondateur des Designer’s Days, directeur artistique de “Homo Faber” [exposition de la Fondation Bettencourt Schueller à Venise en 2018], qui possède une connaissance encyclopédique du monde des métiers d’art. En quatuor, nous sommes ainsi revenus à l’étymologie du mot curator, dont est issu curateur, celui qui prend soin, qui est à l’écoute. L’histoire que nous racontons tout au long des 1.000 m2 de l’orbe New York du Palais de Tokyo célèbre vingt années de prix de la Fondation Bettencourt Schueller sur un mode que nous avons souhaité festif. Nous n’avions pas carte blanche, et c’était passionnant car de la contrainte naît la liberté. Cette contrainte a été, à nos yeux, une feuille de route qui nous invitait à prendre soin des récompenses remises par la Fondation, et les différentes étapes qui ont jalonné le Prix Liliane Bettencourt pour l’intelligence de la main. Comme la création de la catégorie “Parcours”, qui n’existait pas à l’origine. Les lauréats et leurs créations étaient les éléments du vocabulaire, à partir desquels nous avons créé des phrases et une histoire.

Le mot “collectif” revêt un sens extrêmement fort au sein de la Fondation...

O.B. : Nous travaillons en parfaite cohérence, et cette alliance de talents dans le collectif que Laurent Le Bon a assemblé et animé illustre notre intention : nous ne souhaitons pas prendre position pour savoir si les artisans d’art sont des artistes ou non. Balthus disait détester le mot “artiste” car, dès qu’il est prononcé, le respect dû aux artisans disparaît. Nous voulons montrer que cet extraordinaire trésor de savoir-faire français a pleinement sa place sur la scène française d’aujourd’hui.

L.L.B. : Et quel plus beau mot que celui qu’a choisi la Fondation Bettencourt Schueller pour l’une de ses récompenses, “Dialogues” ? Dans le dialogue, on est à égalité. Parfois, l’ego de certains artistes nécessite une attention particulière, que nous n’avons pas manqué de porter : c’est le principe des expositions collectives, où chacun doit trouver sa place. Il est ainsi logique que la Fondation vienne se lover dans la saison “Futur, ancien, fugitif” au Palais de Tokyo, qui met en valeur la scène française ; si notre propos est très différent, nous célébrons également la création.

 

Par son travail mené depuis plusieurs années, la Fondation Bettencourt Schueller a contribué à faire évoluer le regard porté en France sur les métiers d’art.

O.B. : Ce qui nous intéresse est de franchir les frontières. C’est un moyen de faire évoluer les regards. Cette question est centrale depuis l’origine de la Fondation Bettencourt Schueller : la raison de notre engagement pour les métiers d’art depuis vingt ans est le sentiment d’une très profonde injustice qu’éprouvait Liliane Bettencourt qui, ayant très tôt évolué dans du mobilier Ruhlmann, a été sensibilisée à la beauté, au talent et au génie particulier des artisans qui travaillaient avec le décorateur. La France avait survalorisé les formes les plus conceptuelles, les plus abstraites de l’intelligence, alors que, assez naturellement, elle pensait comme Paul Valéry, qui écrivait : De la main prodigieuse de l’artiste/ Egale et rivale de sa pensée/ L’une n’est rien sans l’autre.Telle était sa façon très naturelle de penser, et nous avons gardé cette conviction comme socle de notre engagement pour les métiers d’art. On ne peut se résoudre à l’idée qu’il y a une forme mineure d’engagement créatif. Si les esprits évoluent, on observe encore une réticence chez les jeunes à choisir les métiers de la main, parce que notre société est encore imprégnée du regard dépréciatif qu’elle porte sur ces métiers.

D’où la pertinence du nom de la récompense “Prix Liliane Bettencourt pour l’intelligence de la main”. Comment avez-vous organisé les quatre chapitres de l’exposition ?

L.L.B. : Après le parcours de l’exposition sur la scène française, nous voulions créer comme un effet de seuil, avec une ambiance feutrée, des lumières différentes. Notre projet présente la diversité des artisans au sein d’une unité plastique issue du travail d’Isabelle Cornaro, qui a su les mettre en lien. Sur le mur est apposée une citation moins connue de Paul Valéry : “L’esprit commence et finit au bout des doigts.” La force de la Fondation est son regard contemporain, que l’on va porter sur le patrimoine et sur des mains, à travers la pluridisciplinarité. Nous sommes ainsi allés à l’Ecole des Beaux-Arts, qui regorge de chefs-d’œuvre patrimoniaux, jamais ou très peu exposées. Or, être conservateur de musée consiste également à faire apparaître à la lumière. Nous avons souhaité montrer une grande variété de médias, nous présentons ainsi les premières radiographies de mains conservées par les Beaux-Arts, mais également des moulages sur nature, des photographies, ainsi que des livres des débuts de l’imprimerie, sur lesquels un conservateur des Beaux-Arts a observé l’ajout manuscrit de dessins de mains qui désignent… Et que font toutes ces mains ? Elles sont dans l’attente. Elles sont ouvertes, elles espèrent l’outil : c’est une invitation à lire dans leurs lignes.
Nous entrons alors dans l’atelier, pour montrer comment les processus de création sont mis en valeur, parfois au plan muséographique, à la frontière de l’industrie, avec des objets fascinants comme les métiers à tisser, ou via des moules, des outils. Cela nous permet de rendre hommage aux institutions, tels le Centre international d’art verrier de Meisenthal, la Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson, la Maison de l’outil et de la pensée ouvrière de Troyes... Georges-Henri Rivière, fondateur du musée des Arts et Traditions populaires, mettait à égalité à l’entrée de la collection une céramique de Picasso et un pot en céramique rustique. C’est cette égalité que souhaite défendre la Fondation aujourd’hui. Au fil du parcours, les mains du départ, les voici dans l’atelier, prêtes à créer. Auparavant, nous avons souhaité leur assigner des visages. La photographe Sophie Zénon montre ces personnes à l’œuvre : ces photos sont fascinantes en ce qu’elles présentent le lien entre le regard et la main.

O.B. : Nous travaillons avec Sophie Zénon depuis des années, c’est une photographe et une artiste à la production remarquable ; elle possède un œil extraordinaire et le talent de mettre en valeur les lauréats du Prix. Ces visages sont pour nous très émouvants, ils sont une évocation des 110 lauréats qui font l’histoire de ce prix depuis vingt ans. Croire dans les personnes est une posture fondamentale de la Fondation Bettencourt Schueller ; nous respectons infiniment les institutions, nous les soutenons et nous comptons sur elles, mais une conviction nous vient de la famille de nos fondateurs : in fine, ce sont les hommes et les femmes qui font la différence dans la vie.

L.L.B. : Après cette galerie de portraits, on découvre les objets réalisés, dans un espace spectaculaire doté d’une grande hauteur sous plafond. Nous avons choisi de le laisser dans sa force originelle, baigné de lumière naturelle, légèrement filtrée pour des raisons de protection des œuvres. Il faut imaginer ici une parade, un moment festif ! Avec Alain Lardet, nous avons été attentifs au choix des meilleurs artistes et au dialogue avec chacun d’eux. Nous avons également demandé aux artisans de parler de leurs œuvres, et leurs propos sont présentés près de chacune de la centaine d’œuvres. Pour rythmer le parcours, nous avons intégré des cartes blanches confiées à quelques amis de la Fondation, qui l’accompagnent depuis des année : une neurobiologiste, un chef d’orchestre, un professeur de sociologie au Collège de France... Le parcours quitte ensuite le réel pour entrer dans le monde du numérique. Des projections permettent à travers un panorama de faire le tour du monde et des vingt ans de soutien de la Fondation, de montrer la diversité de ces soutiens – l’un des derniers en date étant celui intervenu après l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, où se concrétise l’encouragement pour les métiers d’art. Ainsi, après “Prélude”, “Atelier”, “Grande Galerie”, ce final, intitulé “Constellation”, révèle la multiplicité des talents et les liens qui se tissent entre eux.

 

Cette exposition se veut à la fois didactique, elle montre et explique, mais elle renferme également la notion de bonheur et de partage...

O.B. : A l’origine de cette exposition, il y a notre anniversaire, une fête joyeuse. Les bouquets d’amaranthes disposés dans le parcours de l’exposition sont une métaphore du bouquet sensoriel, du bouquet de plaisir que nous aimerions offrir aux visiteurs, avec l’aide de tous ceux qui se sont impliqués. Les métiers d’art nous proposent de belles œuvres, ces beautés se situent précisément du côté du plaisir. Dans notre monde de plus en plus pressé, rapide, on goûte davantage en contrepoint la vraie joie qu’il y a à rencontrer des artisans d’art qui, bien souvent, ont fait des choix de vie radicalement différents des nôtres. Optant pour une vie austère, se confrontant à une matière qui résiste, face à des gestes compliqués à apprendre, des économies précaires… autant de difficultés de vie réelles et un défaut de reconnaissance en France… Ces artisans nous proposent néanmoins des objets merveilleux, façonnés à la main, uniques ou en très petites séries, qui recèlent une histoire, un ancrage territorial, un choix de matières qui nous parle d’un pays – et c’est de nous-mêmes que nous parlons à travers eux ! Le visiteur du Palais de Tokyo – qui est aussi consommateur et citoyen de notre temps – trouvera ainsi joie et bonheur dans la fréquentation des artisans d’art.

 

L’esprit commence et finit au bout des doigts”, au Palais de Tokyo, du 16 octobre au 10 novembre, dans le cadre de la saison “Futur, ancien, fugitif. Une scène française”. palaisdetokyo.com, fondationbs.org

 

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Aurélie lanoiselée (brodeuse, créatrice textile) Lauréate 2009 © Sophie Zénon pour la Fondation Bettencourt Schueller.
Christian Moretti (Métallurgiste, forgeron, coutelier) Lauréat 2005 © Sophie Zénon pour la Fondation Bettencourt Schueller.
Cité internationale de la tapisserie, Aubusson Carton de Marie Sirgue, Bleue (2016) Dimension 200 cm X 300 cm © Cité internationale de la tapisserie.
David de Gourcuff & Studio A+A Cooren , détail du Fauteuil Tiss-Tiss, 2017 © Gwen Le Bras.
Frédéric Richard, Emmanuel Joussot et Eric Benqué Sellettes, 2012 © Sophie Zénon pour la Fondation Bettencourt Schueller .
Jacques-Edouard Gatteaux La main d’Ingres tenant un crayon, 1841 Moulage sur nature Photo © Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-Arts de Paris.
Kristin McKirdy - Cylindres photo Benoit Grellet.

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