Résidentes de la République
Propos recueillis par Yamina Benaï
L’OFFICIEL ART : “Women House”, qui s’attache à la représentation de la maison, de l’espace domestique et plus largement de l’architecture par les artistes femmes, s’inscrit dans la lignée de l’exposition “Elles@centrepompidou” (2009-2011). Comment s’est articulée la présentation à la Monnaie de Paris au regard de ce précédent projet ?
CAMILLE MORINEAU : “Elles@centrepompidou” reposait sur une proposition d’œuvres d’artistes femmes présentes dans les collections du musée : son ambition était ainsi de développer une sorte de parcours dans l’histoire du XXe siècle. Travailler sur cette exposition, organisée par chapitres, a constitué pour moi une révélation à la fois professionnelle et personnelle des productions des femmes dans l’histoire de l’art. J’ai découvert un certain nombre d’artistes, des tendances, des mouvements, des caractéristiques que je ne savais pas forcément nommer. Dans ce sillage s’est révélée à moi la nécessité d’un métier qui puisse se consacrer à la redécouverte de ces artistes femmes. J’ai ainsi quitté le Centre Pompidou et la fonction publique en 2014 pour créer l’association Aware, dont l’objectif est d’orchestrer un travail de recherche, d’archivage, de collecte d’informations visant à mettre en lumière ces artistes femmes. Le but initial était de constituer une encyclopédie bilingue, librement accessible en ligne puis, peu à peu, se sont agrégés un certain nombre de programmes, colloques, tables rondes mais aussi des visites de musées et de collections publiques montrant des artistes femmes. Parallèlement, dans le cadre du commissariat de l’exposition consacrée à Niki de Saint-Phalle (Grand-Palais, 2014), en me penchant sur les commandes pour l’espace public de l’artiste, notamment les Nanas-Maisons, j’ai réalisé que nombre d’autres artistes femmes avaient travaillé sur le sujet de la femme-maison, dont Louise Bourgeois. J’ai donc suivi une approche très intuitive selon laquelle il y aurait des caractéristiques communes et des sujets récurrents dans le travail des artistes femmes, ce qui va à l’encontre de mon point de vue initial selon lequel les artistes femmes n’ont rien en commun. Toutefois, le sujet de l’espace domestique qui m’apparaissait comme une coïncidence a été traité par Louise Bourgeois et Niki de Saint-Phalle suivant le prisme du corps-maison. Aussi, je me suis posé la question : pourquoi le corps de la femme est-il présenté sous forme de maison par ces deux artistes phares du XXe siècle ? J’ai enquêté, accumulé différents témoignages au fur et à mesure des artistes dont j’analysais le travail. Ma démarche est ici identique à celle adoptée pour “Elles@centrepompidou” : je ne traite pas de la théorie mais des œuvres des artistes, en construisant mon propos à partir de rencontres visuelles. C’est ainsi que j’ai composé les chapitres de “Women House”, avec l’aide de Lucia Pesapane.
Si l’on considère le point de vue de chacune des expositions, ici vous resserrez l’angle en soulignant l’importance du travail développé par les artistes femmes en lien avec la sphère du domestique. Vous utilisez un thème comme prétexte pour illustrer la production des femmes sur un sujet précis, là où une telle exposition avec des artistes hommes n’aurait jamais pu avoir lieu.
Nous nous sommes interrogées sur ce point avec Lucia Pesapane pour vérifier notre propos : aurions-nous une proposition intéressante avec des artistes hommes ? Or, force est de constater que, si dans les années 1990 une nouvelle génération d’artistes s’est intéressée à la maison, de manière très différente des artistes femmes, très peu d’artistes hommes – Michel Journiac en fait partie – ont abordé cette question auparavant. On a donc un sujet qui montre tout simplement que la maison est un espace attribué traditionnellement aux femmes. C’est ce dont toutes les artistes rassemblées dans “Women House” témoignent de diverses manières, à travers des points de vue sociologique, féministe, mais aussi poétique, avec Rachel Whiteread par exemple. Des artistes comme Carla Accardi et Ana Vieira font également des propositions spatiales dont on ne peut pas dire qu’elles soient féministes : elles possèdent une particularité que je ne sais pas encore qualifier. Dans le cadre d’un colloque à Lisbonne avec Aware nous avons travaillé sur les espaces habitables et pénétrables, dont un grand nombre sont réalisés par des artistes femmes : ils prennent des formes très spécifiques, hors de l’art minimal, de l’art conceptuel ou de l’art abstrait, mais dans une sorte d’entre-deux qui n’a pas encore été nommé.
Dans la première salle de l’exposition est diffusée une vidéo de Johanna Demetrakas relatant une performance inscrite dans l’exposition “Womanhouse”, tenue à Los Angeles en 1972. Pourquoi ce choix ?
“Womanhouse” est l’une des premières expositions féministes organisée sur la côte Ouest par Miriam Schapiro et Judy Chicago. En parallèle de la monstration des œuvres, le dispositif de l’exposition incluait des installations performatives plus ou moins scénarisées, dont témoigne la vidéo. Présentant une vingtaine d’artistes, l’installation était complexe, chaque pièce de la maison était considérée et “montrée” au regard de l’homme. Ce modus operandi consistait à retourner les poncifs, ou les souligner. A l’instar de cette exposition, l’objectif de notre projet à la Monnaie de Paris est de montrer un éventail de visions différentes autour d’une même idée. Ainsi, les productions de Francesca Woodman et de Lili Dujourie présentent un regard poétique, voire un peu tragique sur le corps nu, l’intimité, qui n’est pas pour autant un regard féministe.
Comment, dans le parcours d’exposition que vous avez défini, traduisez-vous le distingo entre féminisme et féminin ?
Le féminisme a été un moment dans l’histoire de l’art, revendiqué et assumé par plusieurs artistes femmes. Mais le travail des artistes femmes renferme beaucoup d’autres contenus avec, par exemple, des œuvres à la dimension abstraite, conceptuelle, qui traitent de violence ou de sujets précis. C’est le cas de Monica Bonvicini qui dans sa vidéo se filme en train de détruire un mur à la masse. L’architecture reste un domaine où les hommes ont été extrêmement présents, les femmes y ont des difficultés à s’y faire reconnaître. Plusieurs propositions, que je qualifierai de poétiques, tentent de parler du corps et de son rapport à l’espace. D’autres travaux sont imprégnés du politique, comme celui de Lucy Orta qui évoque un habitat léger, proche du corps, récit, en filigrane, des sans-abris, de l’exil.
Quelle est votre définition du féminisme ?
Un féminisme s’est exprimé dans les années 1970, assez différent aux Etats-Unis de sa version européenne, mais je pense qu’aujourd’hui on ne peut pas parler d’un féminisme mais des féminismes, présents dans les domaines politique, sociologique, artistique. Aussi, mon approche du féminisme part du discours de l’artiste, et du fait qu’elle assume ou non son féminisme, ce qui est très variable selon les artistes. Il ne m’appartient pas de décider du féminisme des artistes.
Dès lors qu’une artiste verbalise son appartenance à un mouvement féministe, vous l’intégrez dans cette mouvance ?
En Europe, il y a eu un peu d’art féministe assumé, comme celui pratiqué par Nil Yalter, qui a endossé une position plus historique et anthropologique que le féminisme américain. Il en est de même pour Birgit Jürgenssen, dont le travail se situe dans un contexte très spécifique, celui de l’actionnisme viennois, dans l’Autriche des années 1960-70. Chaque artiste dispose ainsi de son propre contexte national ou personnel pour définir ce féminisme. Nombre d’artistes de notre exposition ne sont pas féministes : elles peuvent parler du genre, mais le point commun reste l’espace domestique. La tente de Carla Accardi, par exemple, n’est pas personnelle, elle évoque l’architecture byzantine, un espace de méditation... mais, à mes yeux, sa proposition est caractéristique d’une typologie de travaux sur l’espace issue des artistes femmes en activité dans les années 1970, qui ne sont pas féministes. Les catégories existantes dans l’histoire de l’art sont très masculines : les artistes présentées dans l’exposition ont été en quelque sorte expulsées d’une histoire dominée par les hommes, ce qui fait que leurs propositions sont difficiles à caractériser. Les chapitres déclinés ici sont des propositions de réflexion, des directions de recherche creusées partiellement par l’exposition et son catalogue. Cette histoire est encore tellement peu connue qu’il nous faudrait de nouveaux noms, adjectifs pour rassembler et caractériser ces artistes.
L’évocation de la société américaine du début des années 1970 – posée par le projet “Women House” –, incite à réfléchir sur la situation des femmes noires, à quelques années seulement de l’abolition de la ségrégation (1965) et de l’assassinat de Martin Luther King (1968). Comment percevez-vous cet aspect racial au sein de l’idée du féminisme et des artistes femmes ?
Effectivement, l’émergence de l’art féministe aux Etats-Unis correspond exactement à l’émergence d’un féminisme noir. “We wanted revolution : Black Radical Women, 1965-85”, passionnante exposition tenue cette année au Brooklyn Museum en témoignait, tout comme “Black Art, Black Power : Responses to soul of a nation” à la Tate Modern de Londres. Certaines artistes noires se sont positionnées par rapport à un féminisme jugé de classe, trop blanc. A la fin des années 1970, plusieurs groupes de féministes noires se sont donc constitués en parallèle. C’est en effet l’un des chapitres de l’histoire féministe qui a émergé aux Etats-Unis mais aussi en Europe. Un combat s’est véritablement structuré autour de la race, chez les artistes femmes noires qui estimaient avoir d’autres choses à dire que les artistes femmes plus connues et généralement blanches. Ce sujet est toutefois peu connu en France, et pourrait donner lieu à une exposition à part entière.
L’un des points de départ de “Women House” est l’essai Une chambre à soi de Virginia Woolf (1929). De quelle manière l’univers de la littérature a-t-il imprégné et nourri votre vision dans la construction de cette exposition ?
Le contexte théorique est très important pour moi. L’exposition fait référence au livre Womanliness as a Masquerade de Joan Riviere (1929) qui, la première, évoque la féminité comme étant une mascarade, impliquant l’idée d’un rôle de genre qui peut être endossé puis laissé de côté. Les idées développées dans le livre sont très importantes durant cet entre-deux guerres qui va voir s’élaborer le transgenre, où l’individu peut se déclarer bisexuel, jouer avec son genre, se travestir... Le milieu littéraire, en particulier à Paris, rassemble alors des artistes et écrivains qui revendiquent ces idées avec beaucoup de radicalité. Puis on observe un deuxième grand moment situé dans les années 1960 aux Etats-Unis et en Europe, où des femmes théoriciennes pensent la place des femmes dans l’histoire de l’art, de la littérature, de la création en général. Les écrits alors produits deviennent une toile de fond pour le travail de certaines artistes.
Le langage reflète ces attributions forcées, perceptibles dans des expressions telles que “fée du logis”, “femme au foyer”, qui renvoient les femmes à l’univers circonscrit et clos de la maison. Comment ces éléments de langage évoluent-ils ?
Le vocabulaire est évidemment structurant dans les stéréotypes de genre. Ce qui y répond le mieux c’est la coïncidence visuelle et langagière entre la Femme-Maison de Louise Bourgeois et la Nana-Maison de Niki de Saint-Phalle : leurs œuvres sont très intéressantes en ce qu’elles associent le corps et l’architecture, mais elles proposent aussi toutes les deux un mot nouveau reliant la femme et la maison, qui ne renvoie pas à la femme au foyer ou fée du logis mais à des statuts comme celui de la femme architecte par exemple, qui utilise sa maison comme espace de travail. Cette association du genre et de l’espace domestique est donc différente de celle assignée par les hommes aux femmes, qui relevait de la domination. Je pense que chaque chapitre de notre exposition est une réponse à cette limitation imposée économiquement, sociologiquement et par le vocabulaire. Les pièces sélectionnées montrent comment en sortir pour construire autre chose : de nouvelles typologies d’œuvres et de nouveaux mots.
“Women House”
commissariat Camille Morineau et Lucia Pesapane,
exposition à la Monnaie de Paris jusqu’au 28 janvier 2018,
11, quai de Conti, 75006 Paris
monnaiedeparis.fr