Tony Salamé : “Placer l’art à portée de regard”
Propos recueillis par Yamina Benaï
L’OFFICIEL ART : Comment votre collection a-t-elle évolué, depuis vos premières acquisitions de tableaux de maîtres des XVIIe et XVIIIe siècles, aux œuvres d’arte povera, pour aboutir à votre vaste ensemble actuel d’œuvres d’artistes contemporains, affirmés ou émergents ?
TONY SALAMÉ : Durant la période de la guerre à Beyrouth, il n’existait aucun lieu où voir des œuvres d’art. Lorsque je me rendais à Milan, j’étais captivé par les tableaux anciens exposés chez les antiquaires, c’est alors que j’ai débuté mes acquisitions. Ensuite, au fil de discussions avec un ami, j’ai commencé à porter un regard de plus en plus précis sur l’art contemporain : c’est alors que j’ai procédé à mon premier achat “sérieux” en ce domaine, une toile de Lucio Fontana. J’ai poursuivi en acquérant les pièces de plusieurs artistes de cette période, tels Piero Manzoni, Mimmo Rotella... Cela a marqué mes débuts dans l’art contemporain, via le prisme de l’arte povera. Puis, en 2006, je me suis rendu pour la première fois à la foire de Bâle, où j’ai rencontré Jeffrey Deitch. Avec lui à mes côtés, j’ai commencé à acquérir un grand nombre d’œuvres d’artistes contemporains.
Dans le cadre de votre projet de création de la Fondation Aïshti – ouverte au public en octobre 2015 – une huitaine de projets architecturaux vous ont été proposés, vous avez retenu celui de David Adjaye. Qu’est-ce qui a emporté votre décision ?
Avec Adjaye, c’est d’abord la relation personnelle qui m’a intéressé : il a, en effet, une énergie exceptionnelle, il est très rapide et a de fortes convictions. J’avais débuté un programme de restructuration du bâtiment, et en deux semaines, il m’a exposé des croquis tout à fait adaptés à cette structure. J’ai apprécié sa démarche, son architecture et sa personnalité. Sans faire de concessions sur la physionomie extérieure qui donne à l’édifice une allure exceptionnelle, ce que David Adjaye a réalisé correspond parfaitement à mes attentes : l’art y est très bien présenté ; la séparation entre le domaine commercial et le volet culturel est impeccable.
“New Skin” constituait l’exposition inaugurale de votre Fondation. A deux ans de distance, et alors que se déroule la troisième exposition, quel regard portez-vous sur le travail accompli ?
Tout d’abord, j’aime à préciser que dès les débuts de notre projet, mon épouse et moi-même avons toujours émis le souhait de montrer notre collection aux Libanais. Cette collection est construite suivant plusieurs segments abritant, notamment, des artistes très jeunes. La première exposition de Massimiliano Gioni était assez spectaculaire, elle concentrait les œuvres abstraites de la collection ; la deuxième portait un regard sur l’Amérique, avec une sélection d’artistes américains bien affirmés. “New Skin” avait pour ambition de livrer un regard sur ce qui se passe aujourd’hui, partout dans le monde. Nous sommes l’une des seules fondations de la région à disposer de ce segment d’art contemporain. En tant que collectionneurs, nous sommes très exigeants avec nous-mêmes et portons une attention extrême aux choix que nous réalisons. Nous considérons, en effet, avoir un rôle de transmission. La Fondation invite ainsi les écoles à des visites guidées qui permettent d’éduquer l’œil, d’activer la sensibilité artistique. Chacune des trois expositions a ainsi été accompagnée d’un catalogue soigné et dense. Inciter les galeristes, les artistes, les médias à se rendre au Liban fait partie de cette tâche que nous nous sommes assignée pour mieux faire connaître le Liban et les artistes locaux.
De par son implantation dans un vaste mall, la Fondation Aïshti s’inscrit dans une démarche globale d’expérience “lifestyle”. Qu’est-ce qui vous a mené à l’idée de concevoir un musée au sein d’un centre commercial de luxe ?
Le musée est certes abrité dans le bâtiment du mall, mais son entrée est bien distincte et indépendante du secteur commercial. Durant la guerre au Liban, il n’y avait pas le moindre lieu pour sortir, dîner, ou voir de l’art. Le projet d’Aïshti Foundation est donc nourri de la volonté de donner la possibilité aux gens de “créer” un mode de vie inscrit dans une dynamique, en proposant un projet inattendu et assez inédit. Le musée est librement accessible, les visiteurs peuvent y admirer les œuvres puis consacrer un moment pour déjeuner dans un restaurant de qualité ou prendre un verre face à la mer, une vaste promenade est aménagée où les enfants peuvent jouer... L’ensemble du dispositif est de qualité pour répondre au niveau d’exigence des visiteurs, qu’ils viennent en couple, entre amis ou en famille. Notre objectif est que l’expérience globale les incite à renouveler leur visite, dans un endroit où ils doivent se sentir bien accueillis, et où sont mises à leur disposition des prestations de qualité. C’est un véritable lieu de vie que nous voulions créer, concept, par ailleurs, assez rare au Moyen-Orient.
Pour mener votre projet de focus sur le territoire libanais, et inviter la scène internationale à Beyrouth, vous avez choisi de faire appel à des figures respectées
(David Adjaye et Massimiliano Gioni) : à vos yeux, quel rôle la Fondation Aïshti a-t-elle joué dans l’amplification de l’énergie culturelle locale et de l’émergence et la visibilité des artistes locaux et internationaux ?
En premier lieu, les artistes locaux ont l’opportunité de voir l’étendue de nos possibilités structurelles. Jusqu’à présent, leurs œuvres étaient collectionnées uniquement par des maisons et musées de taille modeste... Posant ainsi des limites aux dimensions des œuvres, donc à l’expérience des artistes. Aujourd’hui, la configuration de nos salles d’exposition nous permet d’accueillir des pièces monumentales. Cela incite aussi, peut-être, les collectionneurs à repousser leurs propres limites : ainsi, lors de ma rencontre avec Ziad Antar, j’ai souhaité acquérir toutes ses œuvres de la série “Expired”.
Selon vous, la Fondation Aïshti a-t-elle contribué à faire évoluer l’image que le monde porte sur Beyrouth ?
A l’ouverture de la Fondation, certains journaux ont critiqué la présence de l’art dans un centre commercial ; or, ce qui m’intéresse est précisément de pouvoir donner une opportunité d’accès à l’art en le plaçant à portée de regard, en “décomplexant” celles et ceux qui estimeraient ne pas avoir les “aptitudes” nécessaires pour s’y confronter. L’art est une question sensitive, chacun est libre de ressentir ou non une émotion face à une œuvre. Vivre une telle expérience est très enrichissant. Aussi, la Fondation Aïshti est-elle la seule institution dans tout le Moyen-Orient à avoir montré une si grande variété et qualité d’artistes dans le cadre d’expositions. Les objectifs de la fondation sont bien définis, nous avons mis au point un programme dont nous sommes fiers. Aujourd’hui, au regard du contexte géopolitique tragique de cette région, la Fondation Aïshti a été la seule à avoir pris le risque de montrer ces œuvres à un public peu ou pas familiarisé avec l’art. Nous travaillons à mieux faire connaître les artistes libanais à l’étranger, mais nous accueillons également, autant que faire se peut, la scène internationale. Nous endossons avec bonheur ce rôle qui consiste à donner le meilleur aperçu possible de la vivacité de Beyrouth, en y recevant les artistes, galeristes, journalistes. Ainsi, comme cela a été le cas dans le cadre de notre première exposition, nous tentons d’instaurer un dialogue entre les artistes étrangers et les artistes libanais, tels Etel Adnan, Akram Zaatari, Mona Hatoum... Nous voulons apporter le témoignage d’un pays ouvert et mû par des projets culturels d’ampleur, en totale opposition avec l’image d’une nation trop souvent présentée comme dominée par le fanatisme religieux.
En moins de quinze ans, vous avez réuni près de 2 500 œuvres, avec des acquisitions d’environ 200 pièces par an. Comment, au plan esthétique, avez-vous cheminé avec votre épouse dans cet immense ensemble ?
Pour nous, l’art est une passion, devenue une obsession. En tant qu’entrepreneur, mes journées de travail sont très denses, aussi, lorsque nous n’avons pas d’obligations, mon épouse et moi-même consacrons du temps le soir à des recherches sur des artistes. Je me rends fréquemment dans les musées à l’étranger, je visite les collections permanentes, les expositions. Un certain nombre de nos amis font appel à des art advisors pour constituer leur collection, nous préférons opérer nos propres choix d’acquisitions. Par ailleurs, nous apprécions le grand talent de Massimiliano Gioni dans les accrochages, et le travail qu’il a accompli au New Museum est exemplaire. C’est d’ailleurs en découvrant sa présentation des œuvres de Nicole Eisenman, artiste que j’apprécie beaucoup, que j’ai souhaité rencontrer son galeriste et débuter une collection de ses œuvres.
Appréciez-vous, comme certains collectionneurs, de fréquenter les artistes dans leur atelier ?
Nous côtoyons un grand nombre d’artistes avec lesquels nous apprécions d’échanger, mais ce sont toujours les galeristes qui nous mettent en contact avec les artistes qu’ils représentent. Ce lien avec le galeriste est important à nos yeux, et nous prolongeons ce dialogue en tentant de mettre en place des projets avec les galeries et leurs artistes. Soutenir ces jeunes galeries – telles 47 Canal (New York) ou Kraupa-Tuskany Zeidler (Berlin) – et leurs artistes, et les voir se développer est une grande source de satisfaction. Je crois, par exemple, être l’un des premiers à avoir acquis des œuvres de Yngve Holen, il y a quatre ou cinq ans, et je ne l’ai rencontré pour la première qu’il y a peu de temps.
Quel rythme, dans le futur, entendez-vous insuffler à la Fondation, et envisagez-vous d’y accueillir des œuvres étrangères à votre collection ?
Certainement, mais aujourd’hui le Liban demeure un pays qui, du fait du contexte géopolitique, ne suscite pas le prêt d’œuvres. Depuis deux ans, notre objectif est de réaliser chaque année une grande exposition accompagnée de la publication d’un catalogue dense. Notre souhait est de consolider notre programmation avec des conférences ouvertes au public, où interviennent des spécialistes internationaux.
Si vous deviez retenir cinq artistes parmi tous ceux dont vous avez acquis des œuvres au sein de votre Fondation, quels seraient-ils ?
Richard Prince, Albert Oehlen, Christopher Wool, Wade Guyton, Giuseppe Penone.
“The Trick Brain”
Fondation Aïshti, Seaside Road, Antelias, Beyrouth, Liban
aishtifoundation.com