Qui est vraiment Dries Van Noten ?
Cent Dries. Cent défilés. Cent propositions. Aux antipodes de quelque nuance de gris que ce soit, celles-là sont terriblement complexes, riches, captivantes. Pleines de symboles pour fans et de signes pour initiés, de continuum et de ruptures, d’audace et de surprise. Il y a une addiction à Dries Van Noten, à Dries tout court, comme disent ceux qui sont tombés dans cette dope-là. Soyons clairs : il en serait sans doute lui-même gêné s’il en était vraiment conscient. Car Dries Van Noten n’a rien d’un gourou ni d’un maître sectaire. Son château anversois n’est le décor d’aucune cérémonie à la Kubrick, époque malheureuse d’Eyes Wide Shut, navet SM pour cadres à la recherche du frisson du samedi soir. Le créateur est plutôt très amand dans sa manière d’appréhender la vie, privée ou professionnelle : il a la parole rare, la discrétion chevillée au corps, le mutisme militant. Ce n’est d’ailleurs même pas lui qui célèbre son “centenaire”: dans le livre en deux volumes* qui sort à la rentrée et dresse l’inventaire de son œuvre, il cède le verbe à d’autres pour commenter chaque défilé – en l’occurrence à Tim Blanks pour l’homme, et à Susannah Frankel pour la femme. Et c’est sans commentaires qu’il a livré sur son site les vidéos de ces moments de mode. Il cultive cette discrétion depuis toujours. De sa vie, on connaît peu de chose, sinon cet atavisme textile – il est issu d’une lignée de tailleurs – ou encore le groupe de légende qu’il forme lors de ses études à l’Académie royale des beaux-arts, groupe des “six d’Anvers” comme les surnommera la presse : Dirk Bikkembergs, Ann Demeulemeester, Walter Van Beirendonck, Dries Van Noten, Dirk Van Saene et Marina Yee... à qui l’on associera par la suite Martin Margiela, autre père fondateur de la Belgian touch. Ce qui les unit au-delà de la recherche d’un style s’affirmant plus puissant que les règles de la saisonnalité ? Un souhait d’anonymat personnel – sinon collectif, du moins partagé. Il y a dans cette esthétique de l’effacement, du refus de se livrer, autant de modernité que d’élégance, autant de morale que de mystère – un vieux principe nordiste qui veut que l’œuvre soit plus importante que son créateur alimente le fétichisme que génère ce groupe. On murmure d’ailleurs que les fashionistas s’échangent une adresse anversoise.
Celle d’un magasin vintage où l’on trouve des pièces de toutes leurs années de production... Un lieu secret à côté d’un lieu culte de Dries Van Noten, sa propre boutique, à deux pas du MoMu, le musée de la mode de la capitale amande. L’emplacement aurait été, dit-on encore, celui du magasin d’un concurrent de son grand-père. Il y a dans cette appropriation du territoire une manière de prise du pouvoir symbolique plus forte qu’aucun autre manifesto.
Mais, à dire vrai, le fétichisme auquel s’adonnent les aficionados de Dries Van Noten puise sa force et sa réalité dans le travail même du créateur, dans son obsession de la coupe, dans sa passion de l’imprimé, dans son goût de l’ornementation tempéré par la rigueur des coupes, l’ampleur des tombés, la générosité des couleurs. Dans un rare moment de retour sur lui-même, lors de son centième défilé, à Paris, en mars 2017, le créateur avait disposé sur chaque chaise un album personnalisé au nom de l’invité, recensant les imprimés créés au cours de toutes ces années. Bien loin de la tentation du catalogue ou du recueil d’archives, ces quelques pages collector constituent un livre des heures narrant l’itinéraire du couturier. Car ses tissus disent Dries Van Noten. Un homme d’imaginaire textile, de métissage tissé, de rêves tramés au cœur même de la fibre. Quand on se passionne pour Dries, que l’on soit homme ou femme, c’est à cette martingale-là qu’on succombe. On s’embarque pour des voyages immobiles à la des Esseintes, allant des Indes à la mer de Florès, des Flandres au Japon, entre batiks et indiennes, tapisseries et tie and dye, indigo et pourpres, palimpsestes d’estampes sur soie et lourds draps de laine, broderies de traversées au long cours et orchidées vénéneuses. Tout cela crée naturellement un style qui échappe à la fashion, un style qui se nourrit de ses mises en abyme, de ses correspondances et de ses doutes aussi, un style qui n’hésite pas à revendiquer la complexité comme un a priori nécessaire contre l’évidence. Chaque saison, depuis plus de 100 défilés désormais – le 101e étant le masculin présenté en juin 2017 – la mode, et pas seulement ses fans, attend cette oraison-là, sophistiquée en diable, civilisée à l’extrême, évidente pour ceux qui la vénèrent et s’en emparent. Car le fétichisme de Dries n’est pas un jeu de soumission. C’est une revendication de liberté. C’est celui qui crée les addictions les plus fidèles, les plus puissantes et les plus belles.