Plébiscité par les plus grands éditeurs au
Salon du meuble à Milan cette année, Patrick Jouin est sur tous les fronts. Rencontre avec le designer star à l’occasion de la présentation de son “voyage
exploratoire au cœur de l’objet” au Palais de Tokyo.

Banc “Voyage exploratoire au cœur de l’objet” (Impression 3D par frittage sélectif de poudre de polyamide par laser, réalisation Euromodel), Patrick Jouin, 2017, créé dans le cadre de l’exposition “Le rêve des formes” au Palais de Tokyo *.

“Il y avait de bonnes idées dans le modernisme, mais ce mouvement avait tout simplement oublié la singularité de chaque être humain. Il avait oublié la nature, le plaisir, la sensualité. Une société est complexe, ramifiée […] et cela va de pair avec une architecture ramifiée, complexe, multiple.”

Souvent, les h&eacute;ros de Houellebecq s&rsquo;interrogent sur ce qu&rsquo;ils laisseront &agrave; leurs enfants. Et souvent, patrimoine financier et foncier mis &agrave; part, le constat est plut&ocirc;t sombre : pas de savoir-faire particulier, rien qui ne s&rsquo;apprenne ou ne se transmette de&nbsp;g&eacute;n&eacute;ration en g&eacute;n&eacute;ration. C&rsquo;est particuli&egrave;rement flagrant dans le roman La Carte et le Territoire : le h&eacute;ros semble vouloir, par le biais de ses peintures, recenser de mani&egrave;re aussi exhaustive que possible tous les corps de m&eacute;tiers qui composent la soci&eacute;t&eacute; civile en insistant sur l&rsquo;aspect sacerdotal du travail humain. Le p&egrave;re de Patrick Jouin &eacute;tait artisan, son grand-p&egrave;re &eacute;tait &eacute;b&eacute;niste comme ses a&iuml;eux avant lui. &Agrave; Nantes, les plus anciens registres l&rsquo;attestent : les Jouin &eacute;taient &eacute;b&eacute;nistes de p&egrave;re en fils. &ldquo;C&rsquo;&eacute;tait la campagne, on se transmettait les outils qui co&ucirc;taient cher. Il faut relire les livres de Ken Follett sur les b&acirc;tisseurs de cath&eacute;drales pour se rendre compte &agrave; quel point le prix de l&rsquo;acier et du fer des outils &eacute;tait &eacute;lev&eacute;. Les marteaux et les&nbsp;burins &eacute;taient hors de prix, il fallait les louer et parfois mettre en gage sa maison. Un marteau co&ucirc;tait le prix d&rsquo;une maison.&rdquo;

Table “Magma”, FIAM, par Patrick Jouin, 2017.

Le temps des machines 
 
Nous sommes &agrave; Paris, dans le faubourg Saint-Antoine, dont l&rsquo;histoire fort ancienne se confond avec sa vocation pour l&rsquo;ameublement. Il y a toujours eu ici des marchands de meubles, des ateliers d&rsquo;&eacute;b&eacute;nistes. L&rsquo;agence Patrick Jouin ID est nich&eacute;e dans le passage de la Bonne-Graine. Il faut monter des escaliers, trouver un accueil ou quelqu&rsquo;un qui puisse vous renseigner ; des cartons jonchent le sol et les bureaux. Il est 9 h du matin, tout le monde est sur le pont, on s&rsquo;active avec entrain, un plaisant capharna&uuml;m&hellip; Les bureaux de l&rsquo;agence se trouvaient initialement au premier &eacute;tage. Ils s&rsquo;&eacute;tendent d&eacute;sormais au rez-de-chauss&eacute;e. &ldquo;Il y a encore six mois, il y avait des machines ici. C&rsquo;&eacute;tait l&rsquo;atelier de l&rsquo;&eacute;b&eacute;niste Rinck, une&nbsp;sommit&eacute;. Ils ne pouvaient plus travailler ici &agrave; cause du bruit, la livraison du bois devenait impossible. On a repris le lieu et l&rsquo;&eacute;b&eacute;niste, qui a d&eacute;m&eacute;nag&eacute; en banlieue, a gard&eacute; un petit espace &agrave; c&ocirc;t&eacute; pour ses archives.&rdquo; Un parfum singulier continue pourtant &agrave; hanter l&rsquo;arrondissement. &ldquo;Il y a trente ans encore, il y avait des artisans partout, des fondeurs, des doreurs. Certaines fonderies sont toujours l&agrave;, 80 % sont parties.&rdquo; On ne fera pas l&rsquo;offense au lecteur d&rsquo;&eacute;grener une fois encore les nombreuses lignes du CV de Patrick Jouin, ses premi&egrave;res armes aupr&egrave;s de Philippe Starck, son association fructueuse avec Sanjit Manku, ses collaborations spectaculaires avec Van Cleef &amp; Arpels ou Alain Ducasse. Les avis autoris&eacute;s louent sa cr&eacute;ativit&eacute; qui s&rsquo;exprime aussi bien dans le design industriel que dans les arts d&eacute;coratifs. 
Les grands se l&rsquo;arrachent pour des projets d&rsquo;exception &ndash; Cassina, Kartell, Alessi, Puiforcat, JCDecaux, Fermob &ndash;, les mus&eacute;es ont depuis longtemps fait entrer ses cr&eacute;ations dans leurs collections permanentes. On d&eacute;finit parfois son style comme sobre et discret, un m&eacute;lange de tradition et de modernit&eacute; donnant une place importante &agrave; l&rsquo;espace et la lumi&egrave;re.

Lampes “Candy Candle”, Kartell, par Patrick Jouin, 2017.

Approfondir le sujet 
 
Mais les d&eacute;finitions sont toujours un peu r&eacute;ductrices, d&rsquo;autant que Patrick Jouin n&rsquo;est pas fan des d&eacute;clarations emphatiques, ni des phrases toutes faites, pr&eacute;f&eacute;rant approfondir le sujet &eacute;voqu&eacute; dans le d&eacute;tail, avec patience et p&eacute;dagogie. Tout juste peut-on affirmer avec certitude, pour d&eacute;finir l&rsquo;essence de son travail, que le designer semble se faire un devoir, &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un ethnologue, d&rsquo;explorer tous les mat&eacute;riaux et les techniques mis &agrave; la disposition de l&rsquo;humanit&eacute;. Le tout sans s&rsquo;embarrasser des diktats et des syst&egrave;mes en vigueur. &ldquo;C&rsquo;est vrai que j&rsquo;adore les artisans. Mon p&egrave;re aurait s&ucirc;rement aim&eacute; que je reprenne l&rsquo;affaire familiale, mais il ne m&rsquo;en a jamais parl&eacute;, il n&rsquo;a jamais clairement &eacute;mis ce souhait. C&rsquo;est dur d&rsquo;&ecirc;tre artisan, c&rsquo;est dur d&rsquo;en vivre. Mon p&egrave;re le savait. J&rsquo;imagine qu&rsquo;il ne voulait pas m&rsquo;imposer cette charge familiale, ce cadeau empoisonn&eacute;. Il fut donc tr&egrave;s heureux qu&rsquo;on fasse des &eacute;tudes sup&eacute;rieures mes fr&egrave;res et moi. Pourtant, s&rsquo;il ne m&rsquo;a pas transmis l&rsquo;entreprise stricto sensu, il m&rsquo;a transmis des savoir-faire. C&rsquo;est lui qui a fait tous les meubles &agrave; la maison. Ces meubles sont toujours l&agrave; aujourd&rsquo;hui : des fauteuils de voiture transform&eacute;s dont ma m&egrave;re confectionnait la tapisserie, des chaises. Je le regardais faire, puis un jour il m&rsquo;a mis une pi&egrave;ce en bois dans les mains et m&rsquo;a dit : &lsquo;vas-y, fais quelque chose !&rsquo; J&rsquo;avais les outils, le ciseau, la r&acirc;pe, la scie. Je faisais mes jouets, j&rsquo;apprenais en me coupant.&rdquo; Cette science pr&eacute;coce doubl&eacute;e d&rsquo;une v&eacute;ritable intuition de la mati&egrave;re permit &agrave; Patrick Jouin de se distinguer d&egrave;s son entr&eacute;e&nbsp;&agrave; l&rsquo;&Eacute;cole nationale sup&eacute;rieure de cr&eacute;ation industrielle de Paris en 1992. Elle fortifia peut-&ecirc;tre &eacute;galement une sorte d&rsquo;aisance, d&rsquo;autant plus impressionnante qu&rsquo;elle semble naturellement teint&eacute;e d&rsquo;optimisme et de bienveillance. &ldquo;Le travail que fait un designer actuel n&rsquo;est pas le m&ecirc;me que celui d&rsquo;un &eacute;tudiant du Bauhaus au d&eacute;but du si&egrave;cle dernier. L&rsquo;optimisme d&rsquo;alors &eacute;tait une croyance dans le progr&egrave;s technique, dans l&rsquo;id&eacute;e que, gr&acirc;ce &agrave; l&rsquo;architecture et au design, on allait transformer les hommes, les fa&ccedil;onner, les rendre meilleurs. Cela a &eacute;t&eacute; un &eacute;chec patent, il a fallu attendre les ann&eacute;es 80 pour comprendre que cela ne fonctionnait pas.&rdquo; La conversation d&eacute;rive naturellement sur &ldquo;Le plan voisin&rdquo; : un projet pour Paris que Le Corbusier, alors jeune architecte, avait dessin&eacute; puis pr&eacute;sent&eacute; &agrave; l&rsquo;Exposition internationale des arts d&eacute;coratifs de 1925 : un champs de gratteciel cruciformes r&eacute;partis selon une trame hexagonale d&rsquo;une r&eacute;gularit&eacute; parfaite ; au fond, une r&eacute;gression terrifiante par rapport &agrave; n&rsquo;importe quel paysage rural, m&eacute;lange subtil, complexe et &eacute;volutif de champs, de prairies et de villages. &ldquo;Il y avait de bonnes id&eacute;es dans le modernisme, mais ce mouvement avait tout simplement oubli&eacute; la singularit&eacute; de chaque &ecirc;tre humain. Il avait oubli&eacute; la nature, le plaisir, la sensualit&eacute;. Une soci&eacute;t&eacute; est complexe, ramifi&eacute;e, ses niveaux d&rsquo;organisation sont multiples et cela va de pair avec une architecture ramifi&eacute;e, complexe, multiple qui laisse sa place &agrave; la cr&eacute;ativit&eacute; individuelle.&rdquo;

La table “Cabane” de Patrick Jouin, au restaurant du Plaza Athénée.

Au c&oelig;ur de la mati&egrave;re 
 
Patrick Jouin est optimiste &agrave; sa fa&ccedil;on. Il n&rsquo;a pas de mat&eacute;riau de pr&eacute;dilection, m&ecirc;me le plastique trouve gr&acirc;ce &agrave; ses yeux : &ldquo;C&rsquo;est un mat&eacute;riau complexe et ambigu, il est l&rsquo;aboutissement de notre intelligence collective mais il est aussi le symbole d&rsquo;une certaine monstruosit&eacute;, comme si nous n&rsquo;avions pas &eacute;t&eacute; capables de contr&ocirc;ler la machine. C&rsquo;est donc &agrave; nous de contr&ocirc;ler la r&eacute;cup&eacute;ration de ce qu&rsquo;on produit et nous en sommes tout &agrave; fait capables. C&rsquo;est une cha&icirc;ne qui nous oblige &agrave; &ecirc;tre extr&ecirc;mement vertueux.&rdquo; Pour l&rsquo;exposition &ldquo;Le r&ecirc;ve des formes&rdquo;* (au Palais de Tokyo jusqu&rsquo;&agrave; mi-septembre), Patrick Jouin a imagin&eacute; &ldquo;un voyage exploratoire au c&oelig;ur de l&rsquo;objet&rdquo;. Ce voyage prend la forme d&rsquo;un banc monolitique en plastique, d&rsquo;une grande &eacute;conomie visuelle. Dot&eacute; d&rsquo;une fine peau, son volume est z&eacute;br&eacute; de nervures et de ponts qui lui garantissent sa rigidit&eacute;. Gr&acirc;ce &agrave; une cam&eacute;ra endoscopique, l&rsquo;installation propose au visiteur d&rsquo;entrer au c&oelig;ur de la structure interne du banc. Pour r&eacute;aliser cette exp&eacute;rience, le designer a collabor&eacute; avec le professeur Marescaux, sp&eacute;cialiste de la chirurgie mini-invasive et fondateur de l&rsquo;Institut de recherche contre les cancers de l&rsquo;appareil digestif (Ircad). &ldquo;&Agrave; chaque r&eacute;volution esth&eacute;tique, il y a toujours une r&eacute;volution technique, c&rsquo;est intimement li&eacute;. La peinture acrylique arrive : vous avez Jackson Pollock. L&rsquo;impression 3D permet non seulement de fabriquer des objets qui n&rsquo;&eacute;taient pas r&eacute;alisables auparavant, mais aussi de le faire avec un principe d&rsquo;&eacute;conomie.&rdquo; Patrick Jouin admet volontiers qu&rsquo;il aurait voulu &ecirc;tre chirurgien. Cette anecdote &eacute;claire l&rsquo;adh&eacute;sion si vive du designer aux id&eacute;es du&nbsp;postmodernisme en architecture et &agrave; son humanisme sousjacent : &ldquo;Construire la ville, les objets, ce n&rsquo;est pas essayer de vouloir contr&ocirc;ler&nbsp;les gens, c&rsquo;est essayer de les accompagner &ndash; de soigner parfois &ndash; mais sans s&rsquo;imposer.&rdquo; Cela explique aussi, m&ecirc;me si c&rsquo;est plus inattendu, son enthousiasme pour l&rsquo;impression 3D par frittage s&eacute;lectif de poudre de polyamide par laser.

Table Lebeau Wood pour Cassina par Patrick Jouin, 2017.

La place du beau 
 
Qu&egrave;saco ? &ldquo;C&rsquo;est tout simple. Vous imaginez une petite plaque de m&eacute;tal. Je viens d&eacute;poser 0,3 millim&egrave;tre d&rsquo;une fibre poudre de plastique, comme du talc. J&rsquo;ai un rayon laser qui va faire fondre cette fine couche de polyamide. En fondant, ces petits grains de mati&egrave;re vont s&rsquo;agglom&eacute;rer. On recommence l&rsquo;op&eacute;ration et &agrave; la fin, par stratification, l&rsquo;objet s&rsquo;est &eacute;difi&eacute;. La st&eacute;r&eacute;ographie, c&rsquo;est un peu la m&ecirc;me chose, mais avec une r&eacute;sine liquide&hellip; qu&rsquo;un rayon laser va venir durcir en la polym&eacute;risant. Je peux faire ce que je ne pouvais pas faire auparavant, comme par exemple une boule dans une boule. Je peux faire un objet en y injectant une mati&egrave;re intelligente, selon un principe d&rsquo;&eacute;conomie.&rdquo; Le principe d&rsquo;&eacute;conomie, voici la cl&eacute;. &ldquo;La nature est g&eacute;niale et &eacute;conome. Prenons cet exemple : la tige de bl&eacute; est creuse, pourtant, cette plante haute d&rsquo;un m&egrave;tre, balanc&eacute;e par le vent, sait porter des grains tr&egrave;s lourds. Il y a une intelligence extraordinaire &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de cette mati&egrave;re. Nous devons apprendre de la nature et apprendre, comme elle, &agrave; utiliser&nbsp;le moins de mati&egrave;re possible, &agrave; l&rsquo;&eacute;chelle de l&rsquo;infiniment petit ou de l&rsquo;infiniment grand.&rdquo; Faire beau, &ccedil;a co&ucirc;te cher ? &ldquo;C&rsquo;est le m&ecirc;me prix. Cette croyance dans le fait que la beaut&eacute; co&ucirc;terait plus cher que la laideur est tr&egrave;s forte encore aujourd&rsquo;hui, surtout chez les politiques qui ont peur qu&rsquo;on leur reproche d&rsquo;avoir inject&eacute;, via le design, de la futilit&eacute; dans leurs commandes publiques. Comme si la banalit&eacute; &eacute;tait plus rapide &agrave; concevoir et moins on&eacute;reuse &agrave; ex&eacute;cuter qu&rsquo;un design plus &eacute;labor&eacute;. Il y a aussi, en ce moment, cette volont&eacute; nouvelle de faire des choses qui soient simplement brutales et pratiques car elles seraient cens&eacute;es incarner une sorte de d&eacute;contraction, potentiellement lib&eacute;ratrice d&rsquo;&eacute;nergie. Ajoutons &agrave; cela toute une pens&eacute;e &eacute;cologiste qui est contre la beaut&eacute;, comme si les deux notions &ndash; beaut&eacute; et &eacute;cologie &ndash; s&rsquo;opposaient. Comme si l&rsquo;ornement &eacute;tait li&eacute; &agrave; la bourgeoisie. En r&eacute;alit&eacute;, on assiste actuellement, comme en politique, &agrave; une bataille philosophique sur la place de la beaut&eacute; dans l&rsquo;humanit&eacute;.&rdquo;

&nbsp;

&nbsp;

* Exposition &ldquo;Le r&ecirc;ve des formes&rdquo; - Palais de Tokyo. Une exploration du dialogue interrompu, mais truff&eacute; d&rsquo;accidents, entre art et sciences. Con&ccedil;ue sur une proposition du Fresnoy &ndash; Studio national des arts contemporains, &agrave; l&rsquo;occasion de son vingti&egrave;me anniversaire. Jusqu&rsquo; au 10 septembre 2017.

Rencontre avec Patrick Jouin

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