Oskar Metsavaht : "la mode responsable, c’est maintenant ou jamais"
L’Officiel : Ancien médecin, passé depuis ambassadeur de l’Unesco pour la paix et la durabilité, vous êtes tombé il y a trente ans dans la mode responsable, en devenant, comme pionnier référent, l’un des acteurs incontournables au niveau mondial. Vous souvenez-vous du moment où tout a basculé ?
Oskar Metsavaht : Bien sûr, comme si c’était hier ! C’était en juin 1992, lors du sommet de Rio, célèbre conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement durable. Maurice Strong, son secrétaire général, mettait pour la toute première fois sur la table le concept de développement durable, allant au-delà du simple principe de préservation qui régissait jusqu’alors les règles de la protection environnementale. J’étais présent à cette conférence, mais je n’ai pas réalisé tout de suite le bouleversement que représentait cette déclaration. Comme beaucoup d’entre nous engagés à l’époque dans la protection de l’environnement, j’étais un grand humaniste ! Surfer, fan de sports outdoor, proche de la nature, j’étais persuadé que la respecter suffisait à la conserver. Mais ce jour-là, j’ai réalisé que ça ne suffirait pas. Que ça ne suffisait déjà plus. C’est à ce moment précis que je suis passé de l’idéaliste que j’étais à l’activiste que je suis ! Comprenant que le développement économique de nos sociétés industrialisées ne pourrait être viable à long terme que si l’on parvenait à l’instaurer à l’équilibre grâce au développement durable.
Mais alors comment passer, sur une simple conviction, de la médecine à la mode ?
J’ai toujours été sensible à la protection de l’environnement, probablement par mes racines brésiliennes et mon intérêt professionnel pour la recherche biologique. Mais si j’ai créé la marque Osklen en 1989, ce n’est qu’en 1998 qu’elle est officiellement devenue ce qu’on appelle une eco-brand, à force de recherche et de travail sur le terrain. Tout était encore très nouveau dans ce domaine, tout ne se faisait pas du jour au lendemain, d’un coup de baguette magique. J’ai procédé en deux étapes. Déjà, j’ai commencé par lire tout ce qui me tombait sous la main sur le sujet : chartes, conventions sur la biodiversité, protocole de Kyoto, et cette référence pour moi qu’est An Agenda for the 21st Century, de Rushworth Kidder, paru en 1987, qui pose à 22 leaders de pensée internationaux (artistes, scientifiques, hommes d’État, philosophes...) et de façon terriblement visionnaire et prophétique la question suivante : “Quels seront les grands enjeux auxquels aura à faire face l’humanité au xxie siècle ?” Ensuite, je me suis lancé un pari fou, celui de créer dans la région du Nordeste la première plantation brésilienne de coton organique. Et ce, à la surprise générale ! Sachant qui plus est que je voulais consacrer sa production au secteur du luxe, et pas de l’outdoor comme Yvon Chouinard avait pu le faire avec Patagonia. Personne n’y croyait, le secteur considérant déjà à l’époque la simple idée d’une mode responsable comme terriblement ennuyeuse, quand ce n’était pas antinomique. On était en pleine explosion du prêt-à-porter, green et business ne faisaient pas bon ménage. Mais j’ai tenu bon, persuadé que si la mode était une notion “cool”, alors la mode responsable serait son “new cool”. Mes amis de l’époque – biologistes, sociologues – étaient les plus cool, il n’y avait à mes yeux aucune raison que je ne puisse réconcilier ces deux mondes.
Le passage à un Osklen vert a donc été difficile ?
Difficile non, mais ardu oui ! Je ne vous cache pas que j’ai contourné les attentes de certification, trop procédurières. Je ne voulais pas perdre de temps, j’ai créé cette plantation, suivie en 2005 par un institut de recherche-développement en biotechnologie, qui travaille aujourd’hui pour de nombreux secteurs industriels et dont les solutions sont ouvertes à tous. Ce qui m’obsédait, c’était d’aller vite et de pouvoir partager. En matière de technologie, l’open source ne me pose aucun problème, c’est différent de la création qui exige une certaine confidentialité. J’ai dû également composer avec mes équipes au studio pour lesquelles il était plus facile et moins cher de travailler avec des matériaux standards. Enfin, j’ai dû convaincre une clientèle longtemps rétive à l’idée de payer plus cher du coton bio. Et le jour où j’ai enfin réussi à lui faire comprendre que le luxe était de porter un produit noble, alors plus rien ne m’a arrêté !
C’est le moment où vous êtes passé au militantisme ?
Je dirais que c’est en 2004, si on peut appeler ça du militantisme ! Quand j’ai véritablement engagé la marque Osklen dans l’action, lui ajoutant son slogan actuel ASAP, pour “As Soon As Possible” mais aussi “As Sustainable As Possible”. À l’époque, le luxe ne bougeait toujours pas. C’est difficile d’éduquer les consciences, de changer les règles. Les institutions me disaient : “Pas de certification ! Si vous n’êtes pas 100 % vert , c’est du green-washing.” Alors, j’ai créé mes propres critères, en toute transparence. Je n’ai jamais prétendu être parfait, mais il fallait bien s’y mettre. Peut-être que ça prendrait vingt ans, et alors ? L’industrie de la mode est bicentenaire, on ne va pas la changer en un jour. On s’est lancé, et l’Unesco a fini par nous repérer et nous encourager. Puis, c’était en 2006, le WWF britannique a commandé à un groupe d’experts suisse une étude intitulée Deeper Luxury qui, après consultation des principaux groupes de luxe occidentaux, a établi un index de leur impact social et environnemental. Et croyez-le si vous voulez, au chapitre The Future Makers, Osklen s’est retrouvé classé à côté de Tesla ! Ça a achevé de me convaincre que j’allais dans la bonne direction !
Aujourd’hui, Osklen arrive en France, avec sa collection capsule OSKLEN // AG, pour Amazon Guardians. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
OSKLEN // AG est le résultat de ces vingt ans d’expérience dans le développement d’une mode plus respectueuse des enjeux environnementaux. Elle repose sur un engagement environnemental, avec un impact de production le plus faible possible, mais aussi sur un engagement social, celui du respect de l’artisanat brésilien traditionnel et de la qualité de vie des communautés autochtones d’Amazonie. L’idée nous est venue au moment des terribles feux de forêt qui ont ravagé ce poumon de la planète. Mes équipes m’ont demandé d’agir vite, et je leur ai expliqué que ce que l’on savait faire de mieux était entre nos mains depuis longtemps. Une collection de sneakers et de vêtements composés exclusivement de matériaux innovants et responsables, six par paire (caoutchouc et toile recyclés, fil de coton bio, paille de riz, canne à sucre, latex naturel, peau de poisson Pirarucu), préservant ainsi la biodiversité de la forêt amazonienne, et dont 5 % des bénéfices des ventes sont reversés aux programmes d’éducation des communautés locales via deux ONG, Origens Brasil et Instituto Socioambiental.
Alors que le monde s’embrase, quelle recommandation laisser aux générations futures ?
J’ai envie de dire la même qu’il y a trente ans hélas, mais cette fois-ci, c’est la dernière occasion qui leur est donnée. Celle de trouver par tous les moyens – humains, scientifiques, technologiques – le juste équilibre entre industrialisation et développement durable. Et j’ai l’impression que de plus en plus de marques sont prêtes à rencontrer les bonnes consciences individuelles. C’est maintenant ou jamais que les jeunes générations doivent faire de la mode responsable le “cool stuff” dont elles rêvent. Notre époque invraisemblable doit être considérée comme une ère de transition sans marche arrière possible, un moment de Renaissance, de siècle des Lumières, même si la comparaison est un peu extrême. Mais c’est mon intime conviction.