Pop Culture

Qui sont les Kennedy de l'industrie du disque ?

Aux États-Unis, il n’y a pas que les Rockefeller ou les Kennedy à s’enorgueillir d’être une illustre famille. À l’ombre des collines de Hollywood, les Newman dominent la musique de films et la chanson depuis deux générations...
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Texte par Baptiste Piégay
Illustratation par Chris Edser
Photographie par Robb Bradkey et Pamela Springsteen

Il n’est pas rare qu’une seule carrière soit empruntée par les membres d’une même famille. Artisans de père en fils, banquiers d’oncle en neveu… Ou musiciens partageant leur passion d’une génération à l’autre. Il est plus singulier en revanche qu’ils aient récolté sur cinq décennies douze oscars pour leurs musiques de films (et on passe sur les nominations qui flirtent, elles, avec la trentaine)… Il en va pourtant ainsi des Newman. En juin 1968 paraissait le premier album de Randy Newman, petit concentré d’acidité et de romantisme piquant, dans l’esprit des immenses Cole Porter ou Gershwin, assez loin de la pop alors florissante, où des paroles à tiroirs piégés se glissaient dans des arrangements sophistiqués, où les cordes étaient préférées aux guitares électriques. Candidate à rejoindre le répertoire de Frank Sinatra, Lonely at the Top gêna le crooner par son cynisme décontracté (“Eh, vous, les idiots, allez-y, aimez-moi, je m’en moque, on se sent seul au sommet…” l’a sans doute fait rire, mais il devait suspecter que son public s’en amuserait moins). Si l’héritage génétique convoie également le génie, eh bien le vif talent de chanteur faisait écho à celui de ses oncles : de 1940 à 1960, Alfred Newman était le directeur musical de la 20th Century Fox, tandis qu’Emil et Lionel étaient compositeurs et chefs d’orchestre. Avec ses deux oscars, le pauvre Randy est encore loin d’égaler son oncle Alfred qui, avec ses neuf récompenses dans le coffre, regarde Meryl Streep et Walt Disney dans le rétroviseur avec sérénité. Restons un instant sur le cas de Randy : indissociable des films estampillés Pixar, il a signé des tubes – You’ve Got a Friend in Me pour Toy Story, If I Didn’t Have You (Monsters, Inc.) et We Belong Together (Toy Story III) – ainsi que des partitions plus secrètes (Ragtime, de Milos Forman), est apparu à trois reprises dans les Simpsons, et ses concerts relèvent autant de la magie musicale que du stand-up. Disons qu’il tient dans le cœur européen une place semblable à celle de Woody Allen – les accolades institutionnelles en plus. Le soir où il obtint son premier Oscar, après quinze nominations infructueuses, il se présenta sous les applaudissements avec un perçant : “Je ne veux pas de votre pitié…” Comme les plus belles sagas en cinémascope, il est temps d’opérer un flash-back. Michael et Luba Newman (Nemorofsky du nom de naissance de Michael), arrivés au début du XXe siècle de Russie, donnent naissance en 1901 au premier de leurs dix enfants, Alfred. Ambiance hollywoodienne toujours avec, bien sûr, une enfance marquée par la pauvreté du foyer et la précocité de son talent.

L’édification des foules


Encouragé par une mère portée par l’amour de la musique lyrique et le souvenir d’un père cantor dans une synagogue, Alfred se révèle un prodige du piano, disposition qu’il met à profit pour contribuer aux maigres revenus du foyer en se produisant dans des restaurants et des théâtres dès ses 12 ans. Les scènes qui suivent semblent avoir été imaginées pour l’édification des foules : à 19 ans, il dirige les orchestres accompagnant les comédies musicales de Broadway, avant que Samuel Goldwyn (de la société de production éponyme) ne le sollicite pour écrire sa première bande-originale, pour Street Scene en 1931. S’ensuivront 200 compositions… Dont, parmi bien des hauts faits, une collaboration avec Charlie Chaplin sur Les Temps modernes en 1936 et Comment épouser un millionnaire, où il apparaît dans la première séquence en 1953. L’histoire s’arrête le 17 février 1970, jour de sa mort. Mais son aura lui survit : sans même évoquer ses créations, saluées pour leur caractère novateur et porté par une érudition rare, à chaque fois que vous entendez la fanfare accompagnant l’apparition du logo de la 20th Century Fox, eh bien vous écoutez de l’Alfred Newman. Ce n’est pas la seule manifestation des Newman deuxième génération à s’être distinguée : Lionel et Emil ont suivi la voie royale tracée par leur aîné. Le premier, chef d’orchestre pareillement réputé, compositeur oscarisé (pour Hello, Dolly ! en 1969), rabroué par Mae West qu’il accompagna (“C’est moi la star, pas toi !” lui reprocha-t-elle pour lui signaler qu’en dirigeant il levait sa baguette trop haut à son goût…), adoré par Sinatra (“Lionel est l’homme le plus drôle d’Hollywood”), décidément invité d’honneur de notre saga, fut nommé vice-directeur du département musical de la 20th Century Fox. La carrière du second, Emil Newman, connut moins d’honneurs, concentrée sur la télévision. Ses enfants, David, Thomas et Maria (par ordre d’apparition) participent au scénario – forcément musical – de la fresque, éventuellement animé, puisqu’ils ont œuvré avec succès pour L’Âge de glace, pour David et Wall-E, pour Thomas.

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Randy Newman.
Randy Newman.

La versatilité de sa plume

Un autre personnage, déjà apparu dans les premières scènes, a pris progressivement la place du protagoniste principal : Randy, donc, dont le père Irving était frère du trio Afred, Lionel et Emil – Irving a bien dû décevoir ses parents en devenant médecin plutôt que musicien. Se distinguant par la versatilité de sa plume, Randy glisse avec grâce de la satire politique (Rednecks, I Love L.A.), à la grâce romantique (Living Without You, I Think It’s Gonna Rain Today) en passant par l’autoportrait amer (I Want Everyone to Like Me) et des saynètes plus proches de la contribution libre au New York Times que de l’orfèvrerie ciselée – mais assez drôles néanmoins (A Few Words in the Defense of My Country). 

Témoin de la ségrégation en Louisiane
 

De son enfance, il n’oubliera jamais avoir été témoin, dans sa Louisiane natale, de la ségrégation et de l’antisémitisme notoire. Repris par Harry Nilsson ou Dusty Springfield, il peut se vanter d’avoir vu ses chansons refusées par Frank Sinatra et… Michael Jackson, peu sensible au splendide Everytime It Rains. Il a dû se consoler avec le carton cosmique de You Can Leave Your Hat On dans la bouche rocailleuse de Joe Cocker. Héritier d’une longue tradition embrassant Charles Ives, Gershwin, Ray Charles ou encore le ragtime, les Newman ont défini les contours d’une nouvelle séquence de la musique américaine idiosyncratique. Le générique de fin tombera peut-être un jour pour clôturer la saga d’une famille américaine incarnant dans sa chair l’histoire d’un pays, du déracinement jusqu’à la conquête du royaume du divertissement. Mais Hollywood ne changeant jamais, il est probable que cette belle histoire connaisse encore de nombreuses suites…

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