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Comment devient-on "Meilleur Ouvrier de France" ?

Excellence, rigueur et savoir-faire. Depuis 1935, le titre de Meilleur Ouvrier de France (MOF) et son col bleu-blanc-rouge fait rêver des générations de chefs cuisiniers. Autant que les étoiles décernées par le “Guide Michelin”. Plongée au cœur de la crème de la tradition française.

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C’est l’histoire d’un curieux entonnoir. Au printemps, ils étaient 600 chefs sur la ligne de départ puis 28 finalistes à l’automne… et finalement plus que sept lauréats à se révéler, après l’hiver, au terme d’un processus de sélection draconien. Des professionnels de tous âges venus des quatre coins de France. La crème de la crème des cuisiniers, préparés tels des athlètes et bien décidés à remporter une distinction aussi magique que convoitée: le titre de Meilleur Ouvrier de France – MOF pour les intimes. Un acronyme d’élite, trois lettres qui se méritent! Infiniment plus qu’un concours, le MOF perpétue depuis près de quatre-vingts ans la tradition d’excellence de la gastronomie française. Bocuse, Robuchon, Frechon et Etchebest figurent – excusez du peu! – parmi ces lauréats. Une ascendance glorieuse qui donne le vertige autant qu’elle invite à l’humilité… 

Thonon-les-Bains, en Haute-Savoie, le 14 mars 2017. Les membres du jury testent le dessert lors du concours cuisine du Meilleur Ouvrier de France.

Loin de se cantonner aux seuls métiers de la gastronomie, le concours du MOF récompense à ce jour 16 corporations, de la coiffure à la ganterie, en passant par le métier rare de maréchal-ferrant. Reste que certaines branches sont plus gâtées que d’autres... Émerge ainsi de cette profusion de savoir-faire “made in France” le groupe restauration et hôtellerie, lui-même subdivisé en six classes: cuisine-gastronomie; maître d’hôtel, du service et des arts de la table; sommellerie; barman; gouvernant(e) des services hôteliers; réceptionniste en hôtellerie. Si tous excellent dans leur domaine, ce sont sans surprise les chefs, bien aidés en cela par le boom des émissions de cuisine sur petit écran (“Top Chef” sur M6 et “Master Chef” sur TF1), qui tiennent le haut du pavé. Mais revenons-en à l’assiette. Les 21 et 22 novembre dernier, sous l’œil acéré d’Alain Ducasse et de ses trois vice-présidents, Jacques Maximin, Christophe Quantin et Michel Roth, s’affrontaient les 28 finalistes du MOF cuisine. Une affaire d’hyper-précision. La technique gastronomique poussée à son paroxysme. Et concrètement, “cinq heures d’épreuve pour sortir trois plats complexes”, raconte le jeune Mathieu Silvestre, premier chef de partie au Chambard. “Tout d’abord, un pavé de lieu jaune et parmentier de homard puis, pour continuer, une trilogie de lièvre entier cuisiné de trois façons avec trois garnitures fruits-légumes.” Et pour finir? Une surprenante pavlova et aspic de fruits frais, crème au citron. “C’est un entremets de cuisine, pas un dessert de pâtissier, rebondit le juge Maximin, à l’issue du concours. Il fallait le faire dans un moule à savarin et le remplir de crème chiboust. Le coup génial, c’est l’aspic et la petite crème citron. Je voulais voir jusqu’à quel point les candidats allaient faire baisser le taux de sucre. Moins il y en a, moins elle tient.” Voilà à quoi cela tient… 

“Il revient au MOF de perpétuer le côté classique et traditionnel de la cuisine française. Au Bristol, nous avons la réputation de préparer des jeunes. On vient chez nous pour faire des concours!” Éric Frechon, MOF de la promotion 1993

Une affaire de persévérance et d’ambition 

Comment devient-on MOF? C’est avec cette question en tête que nous cheminons aux confins des Vosges, à Kaysersberg, entre le vignoble romantique du domaine Weinbach et les ballons embrumés. Élu village préféré des Français en 2007,“la montagne de l’empereur” diffuse l’image rêvée d’une tradition qui perdure, propageant son parfum réconfortant bien au-delà des frontières d’Alsace. Une référence solide, ancrée dans le terroir, qui fait souvent la différence le jour du concours… Cap, donc, sur Le Chambard, et plus particulièrement La Table d’Olivier Nasti, MOF de la promotion 2007 également auréolé de deux étoiles au Michelin.“Chaque jour, résume Mathieu Silvestre, jeune espoir du restaurant, nous visons l’excellence et le dépassement de soi. C’est cela, la touche MOF: une exigence de tous les instants, un respect des classiques et une remise en question permanente.” Fraîchement revenu d’une chasse au gibier dans les forêts avoisinantes, le chef Nasti nous reçoit dans ses arrière-cuisines. Un détail saute aux yeux: il a revêtu sa veste au col tricolore. “En portant ces couleurs bleu-blanc-rouge partout où je vais, je fais rêver les jeunes cuisiniers. Ça produit d’ailleurs un drôle d’effet: ils ne me regardent plus dans les yeux mais dans le col. C’est frappant!” Il poursuit: “Cette envie de devenir MOF, je la situe au moment de mon apprentissage. J’avais un chef qui m’a transmis cette passion. Par la suite, j’ai travaillé dans de grandes maisons. Avant même de vouloir devenir un grand chef, de convoiter des étoiles, j’ai voulu devenir Meilleur Ouvrier de France. Et je me suis accroché. J’ai ramé, vous savez! Je l’ai passé plusieurs fois. Ce n’est qu’à ma troisième participation que je l’ai décroché.” 

Comme une médaille olympique 

À écouter Olivier Nasti, cela ne fait aucun doute: le concours du MOF cuisine flirte avec le sport de haut niveau. Plusieurs heures durant, le candidat au titre suprême doit impérativement garder son sang-froid, trancher, désosser, éplucher, rissoler et rôtir sous l’œil de ses pairs et sans se laisser emporter par le stress. Une seule erreur, et tout valdingue… Un tel défi nécessite de se préparer en amont. “C’est un travail sur plusieurs années, une préparation au quotidien mêlant la lecture d’ouvrages références comme Le Guide culinaire, d’Auguste Escoffier, ou Le Répertoire de la cuisine, de Gringoire et Saulnier”, détaille Grégory Garimbay, chef exécutif au restaurant Sylvestre Wahid de l’hôtel Thoumieux, et récent participant au concours. “Il faut avoir une parfaite connaissance de la cuisine classique française, des fondamentaux, et veiller à rester rigoureux, technique et organisé le jour J.” Pour pallier les éventuelles baisses de régime, chaque aspirant MOF a sa technique. Cours de yoga pour les uns, tentative de repli autarcique pour les autres… et pour tous, sans surprise, une hygiène de vie réglée au millimètre et des centaines d’heures d’entraînement. “Par beaucoup d’aspects, le concours du MOF ressemble à une grande compétition sportive”, rebondit Éric Frechon, MOF de la promotion 1993 et chef trois étoiles d’Épicure (depuis vingt ans au sein du Palace, dont dix années de trois étoiles), le restaurant de l’hôtel Bristol, à Paris. “Comme les JO ou la Coupe du monde, observe ce poids lourd de la gastronomie tricolore, le concours se tient tous les quatre ans. On y rivalise avec des centaines de candidats. Mais le jour du concours, on est seul face à soi-même… Il faut être prêt mentalement. Il faut être à son meilleur pour devenir MOF!” Autour de lui, c’est le calme avant la tempête. Dans un silence seulement interrompu par les bruits de casseroles, une armée de toques blanches s’affaire avant le coup de feu. Ici plus qu’ailleurs, la cuisine ressemble à une symphonie pensée dans ses moindres détails. Pas un hasard donc, si les cols tricolores pullulent aux côtés du chef du Bristol. À ce jour, le second Franck Leroy (MOF cuisine de la promotion 2000) et Frédéric Kaiser, directeur de la restauration (MOF maître d’hôtel de la promotion 2011), entourent Éric Frechon. “Être plusieurs MOF dans la même maison, ça a un côté rassurant, c’est indéniable. Si l’un d’entre nous est absent, on sait que l’endroit garde son standing, son haut niveau d’exigence.”

Désir d’élitisme

Tel le Graal, le titre de MOF se conquiert avec l’expérience et la pratique, à force d’efforts, d’épreuves et de patience. Il y a là l’idée d’une perpétuation des techniques et des savoir- faire, et plus encore l’idée d’un cercle fraternel qui se constitue au fil du temps. “Le MOF, c’est un club, explique Olivier Nasti. En y entrant, on a le sentiment d’appartenir à une confrérie fermée et élitiste, tournée vers la formation et le partage. Et il est vrai que pour devenir MOF, on a besoin d’un mentor pour se préparer. Le concours a changé. Les techniques s’affinent. Il importe de ne pas rester seul dans sa préparation pour y arriver.” Pour mettre toutes les chances de leur côté, certains professionnels intègrent très tôt les cuisines de formateurs reconnus. Ce fut le cas du jeune Éric Frechon qui, après une formation chez Taillevent puis à la Tour d’Argent, a rejoint la brigade de Christian Constant au Crillon. De véritables années d’éducation aux goûts et aux techniques, aux côtés de deux autres futurs grands : Yves Camdeborde et Jean-François Piège. Cette éthique du formateur, le chef Frechon la reproduit aujourd’hui, “persuadé qu’il revient au MOF de perpétuer le côté classique et traditionnel de la cuisine française.Au Bristol, nous avons la réputation de préparer des jeunes. On vient chez nous pour faire des concours! C’est une organisation: on dégage du temps pour que nos talents puissent travailler sereinement sans arriver épuisés le jour du concours.Toute la brigade s’y met, c’est un effort collectif. Nous payons la marchandise, ça aide aussi…”. Un accompagnement qui porte ses fruits. “Un chef qui s’entraîne chez nous a plus de chances de décrocher le titre de MOF qu’un cuisinier officiant dans un petit restaurant”, conclut, réaliste, Éric Frechon.

Le poids de la tradition… et du réseau !

“Le MOF reste la plus belle distinction pour un cuisinier qui aime son métier et son pays. Peu importe jusqu’où on est parvenu à se hisser dans le concours, après une telle expérience, on revient en cuisine grandi”, explique Grégory Garibay. Pourtant, en coulisses, quelques voix s’élèvent, dénonçant “un risque de dérive” et “des chefs qui, une fois le titre acquis, ont tendance à se relâcher”. Existe-t-il une face sombre du MOF? Les chefs interrogés jurent n’appartenir “à aucune chapelle”, balayant les rumeurs de lobby et l’influence de la franc-maçonnerie sur le concours. Ce qui n’empêche pas quelques scandales d’éclater loin des fourneaux. Le dernier en date? La nomination honoris causa de l’icône Alain Ducasse, élevé au rang de MOF “sans avoir passé la moindre épreuve”, déplore Franck Pinay-Raboust, rédacteur en chef du site spécialisé Atabula. “Ce titre de MOF, dit-il, vient rappeler avec une certaine violence combien ce petit monde fonctionne en vase clos, où les anciens – Robuchon, Savoy, Ducasse et quelques autres – défendent leur pré carré , faisant jouer les réseaux et tirant toutes les ficelles.” Avis tranché, sévère, qui ne saurait cacher une volonté palpable d’entretenir un mystère déstabilisateur autour du MOF cuisine. En témoigne l’anecdote de ce chef qui, après avoir raté son épreuve et montré quelques signes d’agacement, ne put jamais plus repasser le concours! En cuisine comme ailleurs, l’œil du pair est sévère. Et l’entregent pas si inutile…

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