Quand la sculpture s’envole... “Suspension” au Palais d’Iéna
L’OFFICIEL ART : “Suspension” embrasse un siècle de sculpture abstraite, quels jalons-repères avez-vous fixés pour déployer un récit et procéder aux choix des artistes ?
MATHIEU POIRIER : La suspension en elle-même étant riche d’implications esthétiques telles que la lévitation, la mobilité, le dialogue avec l’environnement immédiat, mon regard s’est porté sur des courants abstraits qui privilégient la réduction et la tension, tels que le constructivisme d’un Rodtchenko, le minimal art de Robert Morris, le monochrome d’Yves Klein, le cinétisme de Jesús Rafael Soto ou Carlos Cruz-Diez, ou encore le néo-concrétisme d’Hélio Oiticica, par exemple, de la géométrie la plus systématique aux courbes les plus organiques (Ernesto Neto, Leonor Antunes ou Haegue Yang). Toutes ces œuvres génèrent autour d’elles un champ de force invisible, une animation de l’espace qui les environnent. Bien sûr, le tout premier jalon est posé par Marcel Duchamp avec Sculpture for travelling (1918), premier développement abstrait du thème de la suspension zénithale.
Comment les œuvres trouvent-elles place dans l’architecture emblématique du Palais d’Iéna ?
Afin de permettre un dialogue constant entre les œuvres et l’espace, j’ai volontairement réduit le dispositif scénographique à une structure elle-même aérienne composée d’une canopée horizontale située à plus de sept mètres du sol. J’ai notamment voulu mettre en valeur l’escalier d’honneur et en faire un écrin pour la Sphère-trame de François Morellet (1962). L’idée est de faire entrer ces sculptures en ronde-bosse en dialogue avec leur riche environnement architectural et de les plonger dans cet espace percé de gigantesques fenêtres, et livré à de constantes variations lumineuses. Il s’agit de célébrer une sculpture “hors-sol” et, à ce titre, aucun socle ne vient interrompre le déplacement des corps et des regards dans l’espace.
Comment cette typologie d’œuvres suspendues – statiques ou mobiles – s’inscrit-elle dans l’histoire de la sculpture et, plus largement, de l’art ?
Elle est ainsi le corollaire, dans le temps et l’espace réels, d’une large part de la peinture abstraite apparue quelques années auparavant, autour de 1912. Comment ne pas penser aux formes flottantes, privées d’ancrage terrestre, et évoluant librement à la surface de la toile chez Kandinsky, Delaunay, Kupka ou Mondrian ?
L’exposition a bénéficié de prêts exceptionnels, issus aussi bien d’institutions que de collectionneurs privés, qu’est-ce qui, selon vous, a suscité cette écoute particulière de leur part ?
C’est peut-être l’originalité du projet : c’est la première fois, à ma connaissance, qu’un livre et une exposition abordent la sculpture abstraite suspendue comme un genre à part entière. Egalement, certains des prêteurs ont vu “Suspension” comme un nouveau chapitre de l’exposition "Dynamo" en 2013 aux Galeries nationales du Grand Palais dont j’étais le commissaire. L’espace du Palais d’Iéna leur a semblé être un lieu singulier, très différent du white cube des galeries ou des musées.
À VOIR
“Suspension”, en collaboration avec Olivier Malingue, Londres, Palais d’Iéna, du 16 au 28 octobre, entrée libre tous les jours 12h-19h, 9, place d’Iéna, 75016 Paris
Avec des œuvres de Leonor Antunes, Ruth Asawa, Max Bill, Louise Bourgeois, Daniel Buren, Alexander Calder, Lynn Chadwick, Carlos Cruz-Diez, Marcel Duchamp, Olafur Eliasson, Gego, Antony Gormley, Hans Haacke, Yves Klein, Julio Le Parc, Artur Lescher, Sol LeWitt, Man Ray, Christian Megert, François Morellet, Robert Morris, Bruno Munari, Ernesto Neto, Hélio Oiticica, Alexander Rodtchenko, Tomás Saraceno, Joel Shapiro, Jesús Rafael Soto, Georges Vantongerloo, Xavier Veilhan, Cerith Wyn Evans, Haegue Yang
Galerie Olivier Malingue, du 1er octobre au 15 décembre, lundi-vendredi de 10h à 18h, samedi sur rendez-vous, New Bond Street, First floor, London W1S 2TP.
Avec des œuvres de Max Bill, Yves Klein, Artur Lescher, Man Ray, François Morellet, Bruno Munari, Alexander Rodtchenko, Tomás Saraceno, Joel Shapiro, Jesús Rafael Soto, Takis, Xavier Veilhan.
“Suspension”, de Matthieu Poirier, Editions Skira (avec le soutien d’Olivier Malingue, Londres), novembre 2018.