Should I Stay or Should I Go?
Avec un patronyme qui comptabilise deux unités de longueur, Benjamin Millepied se joue des distances. Plus le chemin à parcourir est long, plus forte est sa détermination à l’emprunter. On a ici affaire à un artiste grand angle : ouverture d’esprit maximale. Tout ce qui relève de la création est susceptible d’entrer dans sa sphère et traduit sur scène. Pas de distinction entre sa posture de vie personnelle et le travail qu’il développe, danseur puis chorégraphe. Même appétence pour les arts, l’échange verbal. Selon lui, nul besoin de faire acte d’autorité, le diktat n’est pas le sentier le plus lumineux pour arriver à ses fins. “Je ne suis pas intéressé par l’idée de pouvoir, mais celle de savoir : la confrontation des points de vue m'importe plus que le fait de m’imposer”, affirme le directeur du L.A. Dance Project. Vif, précoce aussi. Depuis que les feux de la rampe se sont intensifiés autour de lui, dans le sillage de son épouse, Natalie Portman, on connaît sa feuille de route. Années d’enfance à Dakar auprès d’une mère professeur de danse moderne et africaine, d’un père décathlonien, de deux frères aînés musiciens, et de voisins, N’Diaye Rose, percussionnistes de renom. Première chorégraphie à... 4 ans. Existence nourrie de liberté. “Musique et danse étaient indissociables, dit-il. Le désir de danser venait de ce goût pour la musique qui envahissait la tête, le cœur, le corps.” Après cela, changement de décor et de tempo, retour familial à Bordeaux. Mais la danse ne le quitte pas pour autant. A 13 ans et demi, audition à Lyon devant Philippe Cohen, alors à la tête du conservatoire national supérieur (aujourd’hui directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève). Subjugué, Cohen l’admet sur dérogation, il n’a pas l’âge légal. C’est, pour Millepied, la première étape de l’éloignement annoncé qui, à seize ans, le mène à New York, où il intègre l’American Ballet Theatre. Jerome Robbins s’intéresse de près à son talent et sa puissance, et l’engage au New York City Ballet, autrefois créé par George Balanchine. Mise sur orbite réussie, vitesse optimale. Principal dancer (danseur étoile) à 24 ans, une multitude de ballets interprétés. Passée la trentaine, il raccroche les chaussons et se consacre exclusivement à ce qui l’a toujours taraudé, la chorégraphie. Aujourd’hui, il affiche plus d’une trentaine de ballets à son actif. Pour celui qui affirme “danser, depuis toujours, me semble si naturel”, il n’était pas moins évident de fonder sa propre entité, “ j’ai voulu créer un lieu de bouillonnement artistique, un vrai laboratoire. C’est du dialogue entre les arts que peuvent naître des œuvres nouvelles.” Chaque membre du collectif apporte ainsi sa pierre à un édifice où écrivains, compositeurs, chorégraphes, vidéastes sont invités à dialoguer. Un décloisonnement des arts étroitement lié à la volonté de transposer les espaces d’expression.
Ainsi, le collectif se produit-il dans des foires d’art contemporain (Bâle, Miami), des musées, (le Guggenheim et le Moma à New York, le Lacma à Los Angeles) et, bientôt, dans des lieux en prise encore plus directe avec le public, tel Union Station, la gare ferroviaire de Los Angeles. L’intérêt de Millepied pour l’art contemporain est ancien. Il est collectionneur, principalement de photographies. Cette passion l’amène à croiser le mouvement en passant commande à des artistes : en 2013, il sollicitait Christopher Wool pour Moving Parts. Le plasticien avait conçu des panneaux mobiles sur lesquels il a tracé des lettres. Pas de messages, mais des lettres, comme une adresse au public. Si la vivacité et la précision des danseurs est indiscutable, les mouvements et les panneaux typographiés dont ils se saisissent trouvent moins aisément à fixer le spectateur. Il en va tout autrement avec Reflections, première partie d’un triptyque conçu sur trois ans avec le soutien du joaillier Van Cleef & Arpels. Deux corps s’étreignent, s’éloignent, doutent, se reprennent. Procédé alchimique ou chimique comme un précipité, inéluctable. Deux danseurs de cette école américaine dont l’énergie, l'élégance et la présence au public sont si frappantes. Le sol et le mur de cette “installation” vivante sont recouverts de lettres : trois messages. Instructions ? Recommandations ? Prières ? “Stay”, “Go” vont alterner leur blancheur verticale sur fond rouge, quand les pas des danseurs tour à tour martèlent et caressent : “think of me, thinking of you”. Un fond esthétique d’une grande simplicité mais d’une troublante puissance. La partition pour piano seul de David Lang accompagne les mouvements des danseurs en une fluidité visuelle dont on devine à la fois la part d’improvisation laissée à chacun d’eux et le temps nécessaire à la mise au point d’une telle harmonie, comme si les corps liquides se déplaçaient en apesanteur accélérée.
Comment les lettres sont-elles apparues à Barbara Kruger ? Silhouette ténue, regard d’aigle, intelligence diffuse, Mrs Kruger a l’idée très précise. “Lorsque Benjamin Millepied m’a contactée, j’ai été séduite à l’idée de travailler avec lui.” Conceptrice depuis les vingt dernières années d’installations de grande ampleur sur les sols et les murs, elle retrouvait ici une échelle de travail familière.
Sans attache avec l’univers du théâtre et de la danse, elle n’a pas eu à réfléchir aux conventions du genre. “Sans connaître personnellement Benjamin Millepied ni savoir ce qu’il souhaitait faire, ce qui a emporté mon adhésion est d’avoir vu les danseurs en répétition à Los Angeles. Tout s’est clarifié. J’ai travaillé à partir de ma propre visualisation, et su alors ce que je voulais faire. J’ai éprouvé le désir d’investir la scène, en utilisant l’espace.” A-t-elle reçu des indications particulières de Benjamin Millepied ? “Aucune. Il voulait simplement ma réponse à ce que j’ai vu. Il possède une rare ouverture d’esprit et un grand sens de l’instinct.” L’artiste a-t-elle souhaité impliquer le spectateur de la même manière que dans les travaux pour lesquels elle est connue ? “Le terme impliquer me semble trop fort. Il y a effectivement un engagement à travers l’interpellation ‘We’, ‘You’, ‘I’, mais dans le cas présent, les mots étaient très ‘informés’ par la gestuelle des danseurs.”
Sa vision exprimée s’inscrit-elle dans une seule approche duelle? Le “Stay” et “Go ”en lien avec l’intimité et l’éloignement que Millepied a su créer, ne peut-il s’adresser au regardeur? “La dualité fonctionne ici dans le contexte, mais elle n’est pas si intéressante pour moi en général. Je pense que l’art est plus captivant que la binarité, source de tant de problèmes dans le monde... love/hate ; win/lose.” Le retour artistique a été livré dans la tranquillité. S’il y avait eu un problème quant à la nature de la réponse, “ je l’aurais affronté et aurais trouvé une solution. I’m not a romantic artist”, glisse-t-elle dans un sourire. En écoutant la présence de Barbara Kruger, on pense aux dernières lignes de La Tache de Philip Roth : “La glace blanche du lac encerclant une tache minuscule, un homme, seul marqueur humain dans toute cette nature, telle la croix que trace l’illettré sur la feuille de papier : c’était là, sinon toute l’histoire, du moins le tableau dans son entier.”
“Reflections Redux”, une exposition de Benjamin Millepied & Barbara Kruger, (commissaire : Mathieu Humery), du 20 au 27 octobre, Studio des Acacias, 30, rue des Acacias, 75017 Paris, 2017, du lundi au samedi de 11h à 18h30.