Planer avec Tomás Saraceno
L’OFFICIEL ART : Après Philippe Parreno, Tino Sehgal (dont vous aviez assuré le commissariat) et Camille Henrot, la Carte blanche du Palais de Tokyo est confiée à Tomás Saraceno, qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
REBECCA LAMARCHE-VADEL : Nous sommes liés depuis plusieurs années à Tomás Saraceno, un artiste dont nous admirons profondément le travail. Notre première collaboration a eu lieu en 2013 dans le cadre d’un Workshop présenté au Palais de Tokyo, s’est poursuivi avec l’exposition “Le Bord des Mondes” (2015) puis avec “Voyage d’hiver” au château de Versailles en 2017. Ce dialogue s’est construit et consolidé au fil du temps. Par ailleurs, les cartes blanches sont des formats monumentaux, hors normes, difficiles, qui réclament l'intervention d’un artiste qui en soit à un certain stade de développement de son œuvre, qui lui permette d’avoir une forme de distance, de maîtrise de son projet. C’est le cas de Tomás Saraceno, dont on peut rappeler les importantes réalisations au HangarBicocca, au MET, au Hamburger Bahnhof : l’espace ne représente pour lui ni une crainte, ni une contrainte, mais la promesse de développer son travail à une échelle inégalée. La carte blanche de Tomás Saraceno, “On Air”, est une occasion inédite de mettre en perspective et en lien des recherches qu’il mène depuis des années, de déployer un univers en mouvement dans les espaces du Palais.
“Pour Tomás Saraceno, l’espace ne représente ni une crainte, ni une contrainte, mais la promesse de développer son travail à une échelle inégalée.” R. L-V
Quelle est, dans le cadre des 13 000 m2 où s’exerce la Carte blanche, la fonction du commissaire que vous êtes ?
Il s’agit d’un dialogue permanent avec l’artiste et les équipes. Il porte sur la sélection des œuvres, l’écriture d’une dramaturgie, les textes, mais aussi sur l’ensemble de la création et de la coordination de l’exposition, notamment sur les évènements qui viennent nourrir le projet, les séminaires, les publications, les différents ateliers... car l’exposition est pensée comme une entité vivante, en permanente métamorphose, nourrie par des présences comme les 500 araignées qui vivent au Palais, la chorégraphie de la poussière dans les espaces, les respirations des visiteurs qui transforment certaines œuvres, pour ne citer que quelques-uns des éléments qui métamorphosent l’expérience de l’exposition. “On Air” est ainsi une invitation à ressentir d’autres présences, d’autres formes de vie et de mouvements dans l’univers, que l’Homme entend peu ou pas, faute d’attention, et doit apprendre à écouter. Révéler leur existence poétique et politique, créer dans l’exposition une grande “jam session” cosmique est l’un des enjeux de “On Air”. Sa préparation est l’histoire d’un compagnonnage, d’une longue conversation avec l’artiste qui, par ailleurs, s’entoure de très nombreux collaborateurs et institutions issus d’autres mondes que celui de l’art, ainsi nous collaborons avec l’IRCAM, le MIT, des astrophysiciens, des philosophes, des activistes... Le studio de Tomás Saraceno composé de 70 personnes est aussi un interlocuteur majeur de l’exposition. C’est ici une expérience rarement égalée en terme d’aventure collective, c’est-à-dire que chacun d’entre nous devient un rouage essentiel pour nourrir l’ensemble du projet.
Vous avez évoqué la multiplicité des disciplines qui nourrissent le travail de Tomas Saraceno, à une époque où il est question d’œuvre collaborative – sous-tendant la question de définir qui est l’auteur de l’œuvre – comment cet aspect s’inscrit dans le travail singulier de Saraceno ?
Tomás Saraceno a une pratique post-individualiste, c’est-à-dire-qu’elle se nourrit d’un grand nombre d’autres disciplines et d’autres savoirs et qu’elle reconnaît leur contribution essentielle dans le processus de création de l’œuvre. Ceci dit, rien ne serait possible sans la vision unique et si singulière de l’artiste. Chacune de ces collaborations permet de créer une œuvre qui aurait été impossible à réaliser sans sa coopération. De la même manière que dans ces œuvres Saraceno réunit des espèces d’araignées qui n’auraient jamais cohabité dans d’autres circonstances – lui permettant ainsi d’observer leur manière de tisser des toiles communes –, il rassemble les mondes dans sa pratique. Les collaborations avec d’autres sphères ont d’ailleurs débuté autour des araignées, avec la volonté d’étudier le tissage des araignées semi-sociales, dans le cadre d’un travail avec le Max Planck Institute. Ces échanges ont également été développés avec le MIT et durant l’exposition sera donné en live un concert du compositeur Evan Ziporyn qui a modélisé en 3D une toile d’araignée, puis l’a transformée en partition musicale. Finalement, la grande poésie de l’œuvre de Tomas Saraceno est celle de réunir les regards, les attentions autour d’un objet qui harmonise les perspectives des uns et des autres, leur permettant ainsi de devenir complémentaires. Je me souviens aussi d’un lancer de ballons “aérosolaires” réalisé en juillet 2017 au tout petit matin à une heure de Berlin. Ces lancers de ballons qui n’utilisent aucune énergie fossile, et se meuvent uniquement grâce à l’énergie solaire et à la force des vents, font partie du projet Aerocene. Initié par Saraceno, ce projet rassemble aujourd’hui des dizaines d’activistes, chercheurs, hackeurs, géologues, et sympathisants dans le monde. C’est désormais le projet de toute une communauté qui cherche à ré-harmoniser l’Homme et le monde, en développant des projets sortant de l’économie capitaliste d’extraction des ressources. Ces ballons flottants sont une manière de nous réapproprier l’atmosphère, de décoloniser et dépolluer ce territoire, cet océan d’air qui a été subtilisé pour servir des intérêts militaires, étatiques, économiques… Toutes ces collaborations invitent à repenser collectivement la manière avec laquelle nous habitons le monde. Tomás Saraceno est à l’origine de ces coopérations, et la seule discipline à laquelle il est fidèle est bien l’indiscipline. A savoir, créer en permanence des ponts entre des manières de faire, des manières de sentir, des manières de percevoir très différentes. Et cela avec la plus grande ouverture d'esprit, c’est-à-dire sans hiérarchie aucune entre l’astrophysicien, le musicien, la danseuse, l’araignée, la particule de poussière, en accueillant chacune de ces présences comme élémentaire. On retrouve ici la réflexion du philosophe et sociologue Bruno Latour, qui reconnaît une importance équivalente aux humains, aux non-humains, et aux discours, et dont la pensée innerve en permanence l’œuvre et la recherche de Saraceno.
Depuis plusieurs années vous fréquentez régulièrement l'atelier de Tomas Saraceno à Berlin, a fortiori dans le cadre de cette exposition, comment l’ensemble des corps de métiers qui y sont présents fonctionnent entre eux avec et autour de l'artiste pour faire émerger chacune des strates qui vont former le “tout” qu’est l’œuvre finale ?
Le studio de Tomas Saraceno est un vaste territoire qui dresse une cartographie très fidèle de la pratique de l’artiste, avec ces zones de recherches, de productions, de vie, le studio ressemble lui aussi à une grande toile d’araignée ; quand un département vibre, ces vibrations atteignent toute la toile. C’est donc un écosystème dans lequel les pratiques des uns et des autres sont co et interdépendantes : production, architecture, recherche, création, département des arachnides, audiovisuel, communication... A chacune de mes visites mensuelles à Berlin, j'ai été interpellée par la place fondamentale de la recherche dans la pratique du studio, à quel point ce lieu est un immense laboratoire d’idées, de pratiques, de discours. Ce modus operandi est caractéristique de la pratique de Tomás Saraceno : aller chercher dans des zones où la connaissance n’a pas encore établi de territoires balisés, pousser toujours un peu plus loin la recherche. Ainsi, en une journée un étage entier de l’atelier peut être complètement transformé pour tester une idée issue d’une intuition, d’une conversation, d’une phrase échangée. Le fonctionnement de l’atelier est à l’image du travail de l'artiste, ouvert, extrêmement organique et résilient.
Au vu de la sphère d’action de Tomas Saraceno et de son esthétique, à quelles sources d’inspirations le rattacheriez-vous ?
En architecture on peut citer le visionnaire Buckminster Fuller, lui aussi très investi dans la pensée écologique, et sa phrase célèbre rappelant que nous sommes tous des astronautes sur le vaisseau spatial Terre. Saraceno ajouterait que nous sommes tous les co-pilotes de ce vaisseau spatial qu’est notre planète. J’ignore s’il parlerait de source d’inspiration, mais le travail de l’architecte allemand Frei Otto et le modèle qu’il a trouvé dans les formes de la nature et une pratique bio mimétique sont proches de la vision de Saraceno. L’histoire de l’art compte un grand nombre d’artistes qui se sont eux aussi interrogés sur la question de l’air, de Malevitch à Fontana, à Duchamp et son fameux Air de Paris, qu'en 1919 il “recueille” dans une fiole, privatisant ainsi un bien commun, ou encore l’élevage de poussière qu’il réalise avec Man Ray. Je pense à Yves Klein, qui s’intéresse à ce que contient l’invisible et cette matière qui nous entoure : l’air et son architecture, une architecture immatérielle. Dans le domaine plus contemporain, une figure telle que Pierre Huygue, dont le travail s'attache à observer des mondes plus qu’humains, ouverts à la métamorphose, à la mutation, à la contingence, et qui propose de rendre sensibles nos liens à un univers bien plus vaste que celui que nous pouvons percevoir. Ces œuvres envisagent la question de l’expérience. Comment s’extraire de la conception moderne de l’objet d’art figé, et comment réintégrer l’importance de la rencontre, de la métamorphose commune, des enchevêtrements... Chacune des salles du Palais de Tokyo est ainsi transformée en permanence par ceux qui viennent rencontrer les œuvres, qui les transforment en retour. Nous avons donc souhaité une exposition en mouvement permanent. Le mouvement est précisément ce qui nourrit Saraceno, c’est un observateur, quelqu’un qui regarde et écoute les oscillations du monde, et qui y trouve des motifs permanents de fascination, de réflexion, de recherche. Il me paraît évident que parmi ses sources d’inspiration fondamentales il y a les mondes non-humains, composés par les êtres vivants, par la matière, par l’énergie qui peuplent notre univers. Plus que le monde de l’art, encore une fois c’est bien le monde dans toute sa complexité qui l’inspire, nous rappelant en permanence que l’œuvre d’art est un territoire qui peut être sans cesse étendu.
Carte Blanche à Tomás Saraceno, “ON AIR”, du 17 octobre 2018 au 6 janvier 2019, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président Wilson 75116 Paris, www.palaisdetokyo.com/