L'Officiel Art

Vincent Sator : “Révéler un pan méconnu de l’Histoire”

Depuis sa création en 2011, la Galerie Sator a mené un travail de fond pour montrer des artistes porteurs d’un discours fort, invitant ainsi le visiteur à s’interroger sur les grandes questions qui parcourent nos sociétés. Son fondateur, Vincent Sator, expose les œuvres d’Eric Manigaud consacrées à l’un des événements longtemps occulté de l’Histoire française, la répression sanglante de la manifestation pacifique d’Algériens à Paris, le 17 octobre 1961.
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L’OFFICIEL ART : Vous exposez les œuvres d’Eric Manigaud sur le massacre de manifestants pacifiques algériens à Paris perpétré par les forces de police françaises le 17 octobre 1961 – soit quelques mois avant la signature des accords d’Evian (18 mars 1962) marquant la fin de la guerre d’Algérie et son indépendance – dont les historiens Jim House et Neil MacMaster*, au regard du nombre considérable de morts, observent qu’il s’agit de “la répression d'Etat la plus violente qu'ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l'histoire contemporaine.” Pourquoi ce choix?

VINCENT SATOR : Précisément parce qu’il s’agit d’un épisode occulté de l’Histoire, comme frappée d’amnésie, doublé d’une volonté de négation judiciaire (toutes les instructions ont abouti à des non-lieux). Eric Manigaud est un artiste que je suis et dont le travail a pour principe de “révéler” par le dessin. Sa démarche est de se saisir des photographies qui très souvent sont à la marge de l’histoire et de la société – photographies anciennes, historiques ou politiques –, à partir de ces photographies qu’il redessine, son propos est de redonnerà voir. La question est de discerner comment le dessin se saisit du visuel et crée un rapport différent à l’image. Pour ce projet spécifique, il a exploré les séries de photographies réalisées par Georges Azenstarck, Elie Kagan et Georges Ménager des manifestations algériennes d’octobre 1961, documents qui ont été interdits de diffusion en France jusqu’aux années 1980. L’idée de révéler un pan de l’Histoire très peu connu aujourd’hui encore et qui pourtant à des résonances contemporaines évidentes a passionné Eric Manigaud. C’était pour moi une évidence de défendre son projet.

Dans le contexte socio-politique actuel où, malgré les travaux d’historiens d’ampleur, le déni de la réalité et des conséquences de la colonisation d’un peuple est toujours vivace, comment ces images sont-elles perçues, est-il pertinent de les montrer ?

Je pense que précisément, au regard des débats actuels sur la question coloniale et comment la France doit affronter son héritage politique et colonial, cela a d’autant plus de sens, tant la crispation autour de ces sujets est forte. Il n’est que d’observer la manière dont ces thèmes sont abordés par les politiques. C’est ce qui m’intéresse en tant que galeriste : montrer le regard d’un artiste sur ces questions-là afin de susciter le débat parmi les visiteurs sur ce qu’il s’est réellement passé et sur cette réalité historique qui est la nôtre. Ce qui me touche est que la réaction des visiteurs est extrêmement forte. L’exposition a été montrée à Londres à l’automne dernier dans la galerie Charlie Smith London, même si elle a intéressé le public, le contexte était très différent. Lorsque nous avons, en avant-première de l’exposition actuelle, présenté quelques pièces de cette série au salon Drawing Now en mars dernier, le projet a fasciné et beaucoup de visiteurs ont libéré une parole. On a ainsi entendu des témoignages bouleversants de la part de Français d’origine algérienne qui ont vécu ces évènements dans le cadre des manifestations de 1961 auxquelles ils ont pris part, mais aussi de Français qui ont été témoins et ont pu raconter l’horreur de ces évènements, et du mensonge entretenu par le gouvernement de l’époque.

 

Le pouvoir, alors incarné entre autres par le préfet de police Maurice Papon, a imposé un silence, inventant un récit mensonger en vigueur durant des décennies.

Effectivement, le message communiqué par les autorités de l’époque était qu’il ne s’agissait pas de rassemblements pacifiques pour protester contre le couvre-feu imposé aux Algériens de Paris et les répressions dont ils étaient victimes, mais d’une manifestation violente. La police française a “vendu” l’idée qu’elle défendait les métropolitains d’une agression collective : dès le début, les informations étaient complètement fausses. Tout ce qui était de l’ordre de l’image, de l’iconographie était contrôlé et censuré par le pouvoir, y compris le film de Jacques Panijel, Octobre à Paris,retraçant l’événement via des témoignages, qui n’obtiendra de visa d’exploitation qu’en 1973. Je trouve également intéressant qu’à la faveur de l’exposition, les visiteurs me parlent beaucoup du 8 février 1962 à la station de métro Charonne : il y a une confusion entre les deux événements, alors qu’ils sont très différents. Tout d’abord en termes de répression : Charonne, bien qu’atroce, n’était pas de la même ampleur. Il s’agissait d’une manifestation politique de mouvements syndicalistes communistes organisée contre l’OAS (organisation clandestine violente hostile à l’indépendance de l’Algérie). La manifestation d’octobre 1961 était pacifiste, à l’initiative de la communauté de Français musulmans, terme qui aujourd’hui paraît totalement aberrant, réclamant une égalité de traitement avec les autres citoyens. Les évènements qui ont précédé l’indépendance de l’Algérie ont été complètement occultés par l’histoire et par la politique, il est essentiel de les porter au grand jour.

“A observer les œuvres d’Eric Manigaud, on pense naturellement à d’autres formes de parcage de populations, y compris des migrants syriens. Ces pièces ont ainsi une portée universelle.” V.S.

Quelle a été votre approche en termes de mise en espace de la quinzaine d’œuvres ?

L’image perd ici une grande part de son statut documentaire pur pour devenir œuvre art : dans le regard porté sur elle, cela crée une ambiguïté. La dimension documentaire s’étoffe d’une dimension plastique, séduisante, créant une fascinante tension entre les deux. Les œuvres parlent d’elles-mêmes, aussi l’accrochage est-il des plus sobres, tout en discrétion et retenue. Certaines œuvres monumentales imposent une forme d’immensité par rapport au dessin, d’autres, de format plus petit, instaurent un rapport d’intimité entre l’œuvre et le spectateur. Sachant que parmi les photographies, certaines sont très violentes et d’autres, davantage dans l’évocation, se prêtent à une interprétation plus large. A les observer, on pense naturellement à d’autres formes de parcage de populations, y compris des migrants syriens. Ces œuvres ont ainsi une portée universelle. C’est aussi ce qui est très beau dans ce travail.

 

Lesquelles, parmi les réactions des nombreux visiteurs de l’exposition, vous ont le plus interpellé.

J’ai reçu le témoignage très instructif et terrifiant d’un visiteur m’indiquant que l’un de ses amis travaillait alors pour une municipalité d’Île-de-France, en aval de Paris : en octobre 1961, le maire avait convoqué l’équipe municipale pour les informer que des cadavres d’Algériens arriveraient depuis Paris par la Seine et qu’au cas où les cadavres s’échouaient sur les rives de cette commune, l’équipe avait pour consigne de les remettre à l’eau, afin qu’ils soient gérés par les communes suivantes. En 1961, à Paris, c’est terrible. Le projet réveille cette parole. Ainsi nous organisons samedi 26 mai, un évènement : un de mes amis dramaturges a écrit une pièce de théâtre sur la guerre d’Algérie et la question de la mémoire, réalisant un travail d’enregistrement de paroles, y compris de manifestants de 1961. Une partie de ces témoignages sera lue dans la galerie par un acteur.

 

 

“Octobre 61”
exposition jusqu'au 23 juin
Galerie Sator, 8, passage des Gravilliers 75003 Paris
du mardi au samedi de 14h à 19h
T+33 (0)1 42 78 04 84
 www.galeriesator.com.

Lecture de témoignages sur la guerre d’Algérie par le comédien Bruno Boulzaguet
samedi 26 mai, à 16h.

 

*Jim House et Neil MacMaster, Les Algériens, la République et la terreur d'Etat, éditions Tallandier, 2008.
• Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d’un massacre d’Etat, éditions Gallimard, 2006.

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ÉRIC MANIGAUD, “Panijel #1”, 2017, 27 x 35 cm.
ÉRIC MANIGAUD, “Panijel #4”, 2017, 27 x 35 cm.
ÉRIC MANIGAUD, “Georges Azenstark #2”, 2017, 60 x 107 cm.
ÉRIC MANIGAUD, “Elie Kagan #1”, 2017, 55 x 100 cm.
ÉRIC MANIGAUD, “Panijel #3”, 2017, 27 x 35 cm.
ÉRIC MANIGAUD, “Panijel #2”, 2017, 27 x 35 cm.
ÉRIC MANIGAUD, “Elie Kagan #2”, 2017, 163 x 163 cm.
ÉRIC MANIGAUD, “On ne savait pas, INA”, 2017, 27 x 49 cm.
ÉRIC MANIGAUD, “On a entendu, INA”, 2017, 27 x 49 cm.
ÉRIC MANIGAUD, “Quai de seine, INA”, 2017, 60 x 100 cm.
ÉRIC MANIGAUD, “Georges Ménager #4”, 2016, 132 x 127 cm.
ÉRIC MANIGAUD, “Dalmas, palais des sports #1”, 2016, 78 x 60 cm.
ÉRIC MANIGAUD, “Nuit des vendanges, AFP” 2016, 58 x 103 cm.
Vue de l’exposition, galerie Sator.

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