Hommes

Hommage à Philippe Elkoubi

Disparu hier, Philippe Elkoubi était un être brillant, visionnaire et généreux, un homme qui ne vivait que par et pour la beauté et les émotions. Grand directeur de casting, c'était un champion de l'altérité. Il aimait "l'autre", la singularité, la bizarrerie, recherchait constamment la différence, car il savait que s'y nichait, pour celui qui sait s'y attarder, le talent.
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Pionnier, plein d'audace, n'écoutant que son instinct et la profondeur des regards qu'il croisait, Philippe Elkoubi était un directeur de casting et un directeur artistique hors normes, d'un talent fou, probablement, et simplement, le meilleur. Il a imposé de nouveaux visages au cinema français, comme celui de Léa Seydoux, alors encore inconnu, et tant d'autres encore. Lui qui a fait confiance à de nouveaux cinéastes — il savait les repérer avant même l'éclosion, les aidant, avec tout son talent et sa modestie. Il avait un sens des histoires, une compréhension innée de la dramaturgie d'un film. De Jacques Audiard à Wong Kar Waï, David Lynch ou Rebecca Zlotowsky, les plus grands, en France mais de par le monde aussi lui faisaient confiance, mieux, le réclamaient. Son exigence était totale, et il savait imposer ses convictions, presque mystiques. Ses choix reposaient non sur une analyse mais sur un niveau de connection avec les êtres très particulier. Son regard était beau et perçant : il voyait tout. Il ne vivait que pour faire se rencontrer des gens entre eux, des gens et des projets. Comment se nomme ce métier qui consiste à faire se rencontrer des gens, comme il le faisait, avec une telle générosité, constamment ? À l'été 2007, il m'a emmenée, moi qu'il ne connaissait que très peu, voire pas du tout, seulement par certains de mes livres, rencontrer Marie-José Jalou. Il venait d'être nommé, au milieu de ses nombreuses activités, directeur artistique du magazine, ce dont il était extrêmement heureux et fier. Un très beau magazine. Une légende de la mode. Je lui dois cette rencontre clé de mon existence. Peu de temps après, il est retourné au cinéma. C'était là tout lui : faire les présentations, puis s'éclipser. En 2012, il m'avait confié avoir envie de livrer qui il était, qui il était vraiment. Soudain, lui si discret, avait envie d'un portrait. Je m'étais précipitée, dans l'atelier d'Anne-Valérie Hash, son âme soeur depuis l'enfance, boulevard Bonne Nouvelle, pour passer trois heures avec lui, et écrire, ensuite, le texte ci-dessous. Philippe était très beau, c'était un être lumineux, peut-être parfois incompris comme ces météorites dont on comprend plus tard qu'ils portaient en eux quelque chose comme du génie. Disparu avant hier, nous nous devions et je me devais de partager ce portrait qu'il avait relu et dont il avait été ému: "je me suis vu", m'avait-il répondu. Ce texte date donc de 2012. Je n'en ai pas changé la moindre virgule. 

Philippe, c'est pour toi. De notre part à tous, qui t'avons connu et aimé.

Confession d’un enfant du siècle : Philippe Elkoubi

Il est le directeur de casting que les réalisateurs étrangers nous envie. De Wong Kar Waï à David Fincher, David Lynch ou plus proche de nous, Sylvie Verheyde, Jean Baptiste Mondino ou Bettina Rheims, Philippe Elkoubi ne travaille pas tout à fait comme les autres. Rencontre avec un « homme de l’ombre »  aussi respecté que secret, à l’occasion de la sortie du film Confession d’un enfant du siècle auquel il a participé.

« Le cinéma, c’est le présent absolu. Je ne crois pas qu’il y ait de personnages. Ce que donnent les acteurs, c’est ce qui les traverse. »

Il n’a pas fait d’école. Est arrivé au casting « par nécessité de comprendre quelque chose de l’ordre du langage humain », dit il. Enfant, il n’a jamais l’impression d’avoir accès à la vérité des êtres. Et cela l’obsède. Les admire-t-il ? Les craint-il ? Les deux à la fois ? Qui sont les gens ? Qui est-il celui là, en vrai, et moi, qui suis je ?  « Quand des gens arrivent dans le studio, ils veulent être mieux que vrais, et ils sont tellement fragiles. On peut avoir accès à quelque chose d’essentiel. Quand quelqu’un s’abandonne à ce qui le traverse, tu filmes du cinéma. Certaines choses ne peuvent pas s’écrire, se disent depuis un rythme.  Ce qui nous habite, c’est musical ». Il cite Jankélevitch, « ce qui est très beau dans la musique, c’est qu’elle a des causalités clandestines ». Pour lui, les êtres humains sont tous porteurs de quelque chose de l’ordre de la musique, du rythme, du tempo. « J’en apprend plus sur quelqu’un par le rythme de sa pensée que pare ce qu’il dit. » C’est cette petite musique, ce rythme intime qu’il perçoit, si clairement. Le visage qui le bouleverse le plus, c’est celui de Léa Seydoux. Il la connaît depuis ses 15 ans. «  Elle peut tout être parce qu’il y a quelque chose d’une disparition dans son regard, c’est quelqu’un qu’on traverse. On peut l’imaginer comme ce qu’on veut. Elle a une qualité d’absence ou la projection est possible, c’est très étonnant. Dans les hommes, Lucas Pittaway, de Snow Town. Il a cette même chose qu’avait Heath Ledger. Incroyable ».

"Quelle tristesse... Philippe nous a quitté, son élégance, sa gentillesse et son intelligence vont nous manquer cruellement... il savait capter l’âme des personnes qu’il castait, et souvent les films qu’il me préparait d'eux était mieux que ce que j’allais en faire... Love for ever." Jean-Baptiste Mondino

Il a travaillé pour Wong Kar Wai, David Lynch, Jonathan Glazer, David Fincher, et dans le registre des photographes, Jean Baptiste Mondino, et Bettina Rheims. Mais Philippe Elkoubi aime aussi les moins connus, les originaux, les audacieux, les insolents. Comme pour Grand Central, sa deuxième collaboration avec Rebecca Zlotowky après Belle Epine, qui réunit Tahar Rahim, Léa Seydoux, Olivier Gourmet, Denis Menochet, Guillaume Verdier. « C’est très beau, ça se passe dans une centrale nucléaire. C’est un film qui regarde un visage possible d’un certain prolétariat français, un film qui descend absolument dans la matière humaine, dans la relation amoureuse, dans les liens qu’entretiennent les personnages les uns avec les autres ». « Quand je travaille sur un film, je travaille sur une couleur. Je crois que chaque film parle sa propre langue. Pour Grand Central, cette langue, c’est la sauvagerie. La sauvagerie, c’est  « se laisser être depuis ce que l’on sent ». Ca ne relève pas de la psychologie ». Pour le film, Philippe a vu 220 acteurs. 

 

Il fait du casting depuis 17 ans. Son équipe compte 5 personnes. Ils sont installés dans le 11ème arrondissement de Paris. 15% seulement de ses clients sont français.  Il s’occupe de 7 à 8 films par mois, dont des publicités pour les plus belles marques. Dior, Saint Laurent, Armani, Valentino. Il suggère les égéries. On l’écoute. Les formats n’ont aucune importance pour lui. Il filme des acteurs, avant de présenter ces films aux réalisateurs. Cela fait 5 ans maintenant qu’il fait du cinéma. Les réalisateurs commencent à lui proposer d’être associé à la production,  voire d’être co producteurs, comme Philippe Grandrieux. Ils ont compris que l’homme a une vision qui va plus loin – plus loin que l’utilitarisme et l’efficacité. Pourtant, Philippe Elkoubi est discret. C’est un homme de l’ombre, un vrai, quelqu’un qui n’apparait pas, qui ne la ramène pas, qu’on ne croise pas sur les terrasses ni même sous le soleil. Il travaille comme un fou. Jour et nuit, ou presque. Organisé, il a des assistants dans de très nombreux pays. Les met à contribution, constamment. Aucun talent ne lui échappe, de la Chine à l’Australie, l’Espagne, la Suède, l’Allemagne ou les Etats unis. Il s’intéresse à tous. Va les filmer, lui même, où qu’ils soient. « J’ai filmé des gens sans aucun dispositif esthétique, sans lumière, comme ça, dans des voitures, sur des balcons, je ne parlais même pas leur langue. Mais paradoxalement j’avais accès à quelque chose d’extraordinairement cinématographique ». 

Le verbal serait-il un obstacle à la communication entre les êtres ? La thèse mérite que l’on s’y penche, car elle est pertinente. Langage du regard, du corps, des âmes, bien plus forts. Cela soudain semble une évidence. « Sylvie Verheyde avait très envie d’adapter Confessions d’un enfant du siècle, en prenant l’amour comme lieu du tourment absolu, en traitant l’amour comme un sujet de société ».  Quelques mois plus tard, elle revient avec un scénario, des noms d’acteurs français pour incarner les personnages. Philippe Elkoubi craint que le Français et la France ne limitent l’accès à la pensée de Musset. Il a soudain l’idée que Pete Doherty serait un Octave incroyable, parce que lui même déjà porteur d’un néoromantisme. « Sylvie est restée bouche bée, elle ne le connaissait que comme un chanteur et elle ne parle pas Anglais. Moi je pensais que Musset en Anglais, ce serait réellement dire Musset ». Il connaît bien Pete Doherty, qui lui a confié un jour avoir envie de faire un film. C’est la rencontre, pense Philippe Elkoubi, et elle doit avoir lieu, malgré toutes les difficultés d’une communication minimale avec la réalisatrice. Doherty dit oui. Lily Cole le rejoint. Philippe Elkoubi poursuit son casting en Allemagne, en Grande Bretagne, en France. Cherche des acteurs excellents mais plus « clandestins ». Le casting emmène le film plus loin que prévu, plus haut, plus fort, et influence tant la vision du scénario et la réalisatrice qu’il se voit associé à la production. Confession d’un enfant du siècle passe d’un projet entièrement franco français à une dimension internationale. « Par un casting on crée les possibilités de la rencontre avec une économie, des distributeurs ». En même temps, ajoute-t-il, un grand casting n’est jamais la garantie d’un bon film. Philippe éprouve beaucoup de plaisir à fabriquer, pour le film,  la « réalité des incarnations » malgré les différences de langues. Depuis le début, il veut Charlotte Gainsbourg. Elle est prise. Cela le contrarie beaucoup. « La rencontre entre elle et Pete était hautement signifiante pour elle comme pour lui. Non, c’était impossible que ça ne se produise pas. »  Une fois de plus, il a raison. Charlotte Gainsbourg dit oui.  Le film est sélectionné à Cannes, dans Un certain regard. 

 

Il cite Pessoa. « Le plus bel endroit pour voir les gens, c’est de dos.  Là, on est en dehors de la folie de l’époque. On est en dehors du contrôle. On ne se connaît pas de dos. » Dans son studio, il reçoit les gens une heure. Leur envoie l’information que la rencontre ne va pas s’effectuer avec lui, mais avec eux mêmes.  « C’est très émouvant, le métier des acteurs, il faut toujours passer du réel à la réalité ». Et d’ajouter : je crois qu’on obtient rien dans l’exécution. On n’atteint rien d’exceptionnel depuis la performance. Il a travaillé avec John Strasberg, le fils de Lee. « J’avais l’impression que tout ce qu’il disait sortait de ma bouche. C’est tout ce que j’avais toujours pensé ».  Ce qu’il aime plus que tout, c’est faire du « casting sauvage ». Arrêter des gens dans la rue.  « Les gens ont dans l’idée que le cinéma c’est le lieu des gens très beau.  J’ai arrêté des gens qui se pensaient laids et que je trouvais très beaux. Ils étaient très étonnés et me disaient « mais je ne suis pas beau ».  « La beauté, c’est un grand sujet. Ce n’est pas un bien de consommation, cela relève de la mémoire, quelque chose de très profond ». Et il la côtoie aussi dans cette autre vie, que peu lui connaissent. Une histoire d’enfance, une histoire d’amour, d’amitié, de mode. Il est l’associé discret d’Anne Valérie H, marque de Haute Couture et maintenant de prêt à porter unanimement portée aux nues, du Harper’s Bazar à Vogue en passant par W. « On se connaît depuis qu’on a dix ans. Nous étions dans la même école. Je suis allée voir Anne Valérie et je lui ai demandé si elle voulait être mon amie. J’étais magnétisé par elle. On a découvert vingt ans plus tard que nos grand mères étaient voisines, au Maroc, et que mon père avait été très  amoureux de sa mère, au point de vouloir l’épouser ».  C’est une histoire d’âmes sœurs. Anne Valérie fait la Chambre syndicale de la Haute Couture. Puis va trouver Philippe : « Je veux créer ma maison de couture, mais je ne le ferai pas sans toi ». Il lui demande pourquoi elle veut créer sa maison. C’est important, cette question. « Elle me répond que petite, elle voulait couper les vestes de son père pour en faire des robes ». Voilà qu’ils travaillent à partit du corps d’une petite fille, ou plutôt, de la sensation d’être une enfant avec les vêtements de son père. Ils prennent une garde robe d’homme, font une robe à partir d’un pantalon, une jupe depuis une veste. Ils n’ont pas les moyens d’un défilé, alors ils font un premier livre. Il y a une garde robe marocaine, une autre d’ouvrier, une autre de matador, etc. Puis d’autres livres. Qui s’occupe du casting ? Devinez. Les plus belles top model – Stella Tennant en tête- les accompagnent, gratuitement, pour la marque. Ils créent des livres, font des présentations photographiques. Tout le monde adore. Pour la marque, c’est un triomphe. L’identité est là, claire et bien affirmée. « Les grandes choses, on les fait depuis les endroits où on les sent », dit-il. Avant d’ajouter « La vérité, ce n’est pas ce que l’on sait, mais ce qui nous sait ». 

Crédit photos : Jean-Baptiste Mondino

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