Faut-il aller voir le documentaire "Adolescentes", de Sébastien Lifschitz ?
Avec le succès des Invisibles, Bambi et Les Vies de Thérèse, Sébastien Lifshitz s’est affirmé comme un très grand portraitiste, à la fois délicat et politique. Pour lui, être cinéaste, c’est essayer de raconter les autres de la manière la plus dèle et respectueuse possible. Adolescentes ne déroge pas à cette règle. Il suit les parcours d’Emma et d’Anaïs, depuis leurs 13 ans jusqu’à leur majorité. Difficile d’imaginer plus antagonistes que ces deux Corréziennes inscrites dans le même établissement scolaire, pourtant, elles sont inséparables. Jusqu’où ? Au fil de ces années, des transformations modifient leur complicité et accentuent leurs différences, qui font peu à peu glisser la chronique légère vers le documentaire politique. On s’amuse quand même beaucoup, avec tout ce qui concerne l’évolution capillaire de l’une, l’appareil dentaire de l’autre et leur étude commune du théorème de Pythagore.
Comment filmer ces adolescentes ? D’un côté Emma, grande, élancée, douée en chant et en dessin, issue d’un milieu éduqué et anquée d’une mère très directive. De l’autre Anaïs, d’origine très modeste, avec des parents ouvriers, dont une mère obèse et dépressive qui lui confie la charge, trop lourde pour son jeune âge, de ses deux petits frères. L’une se laisse flotter, l’autre voit la maturité arriver à toute allure parce que la vie l’y oblige, et y résiste avec ses faibles moyens. Autour, les amours, les garçons, les notes à remonter et les conflits avec les parents, ce panorama brut, complexe et infini qu’elles traversent ensemble jusqu’à la libération de leurs 18 ans.
Adolescentes a été tourné durant cinq ans, à raison de vingt-quatre jours par an, par session de deux ou trois jours (“au-delà, elles en avaient marre”). Des jours festifs (un anniversaire, un concert) succèdent à des jours d’ennui typiquement ado, et des jours imprévus et terribles comme ceux des attentats en France. En toutes circonstances, Emma et Anaïs aiment
la caméra et apprennent à en jouer, jusqu’à l’instrumentaliser en la prenant à témoin pour défier leurs parents. Cet aspect ludique du cinéma les motive, et elles deviennent en quelque sorte les actrices de leur propre vie. Puis, après avoir fait leur show, les poses tombent avec la fatigue et la réalité surgit, naturellement. Sébastien Lifshitz laisse place à cette perte de contrôle. Guidé par le désir de lmer la transformation de ces jeunes lles d’aujourd’hui, il ne savait de toute façon pas où le mènerait cette aventure. C’est bien ce sentiment d’incomplétude d’Emma et Anaïs, filles encore en devenir pour qui, on l’espère, rien n’est encore joué, qui donne sa grâce au film. En le découvrant, certains penseront à Pialat ou Kechiche, d’autres à la téléréalité, soudain dotée d’une âme et d’un style. Aérien et dur à la fois, Adolescentes est en tout cas le sommet de l’œuvre de Sébastien Lifschitz, guidée par le besoin de donner corps et voix aux vies anonymes.
Adolescentes, de Sébastien Lifschitz. Sortie le 25 mars.