Qui es-tu, Pep Guardiola ?
Auteur : Hubert Artus
Photographe : Paul Scala
Stylistes : Dean & Dan Caten
Dimanche 25 février 2018, Londres, stade de Wembley. Manchester City vient de mettre trois buts aux Londoniens d’Arsenal, remportant la Coupe de la Ligue anglaise. On aurait presque peine à le croire, mais il s’agit du premier trophée de Pep Guardiola depuis qu’il est à la tête des Citizen, c’est-à- dire depuis le 1er juillet 2016. Lui, le plus grand coach du monde du ballon rond. Lui dont l’armoire à trophées compte 14 titres avec le Barça (2008-2012) et sept avec le Bayern (2013-2016), a vu le royaume d’Angleterre se refuser à son palmarès personnel pendant presque deux ans. Mais cette année semble la bonne : ses joueurs sont leaders de la Premier League, avec 16 points d’avance (à la mi-mars) sur les rivaux de Manchester United, coachés par l’ennemi intime José Mourinho. Ils se sont quali és pour les quarts de finale de la Champions League. Ce dimanche-là, c’est clair : comme toujours avec Guardiola, le beau l’emporte. Le beau est une idée. Sur un rectangle vert, cela devient un style, par lequel 11 hommes effacent les notions de temps et d’espace pour jouer le plus beau football du monde – comme souvent avec Guardiola. En ce (froid) 25 février, l’horizon est dégagé, et pourtant c’est d’un ruban dont on va parler. Il est jaune, il réclame la libération des séparatistes catalans emprisonnés depuis les événements de l’automne. Catalaniste convaincu, notre homme l’arbore sur son costume à chaque match depuis deux mois. Sous le coup d’une procédure disciplinaire de la Fédération anglaise pour port d’un symbole politique ostensible, il a annoncé qu’il se soumettrait à toute amende, mais continuerait à le porter.
En football, on le sait, la révolution est une ligne qui va d’Amsterdam à Barcelone et qui est guidée par une seule idée : le football total. C’est un jeu fondé sur le mouvement incessant, sur une stratégie où les défenseurs montent à l’attaque. Dans ce jeu, chacun tient son rôle (défenseur, récupérateur, buteur) mais tous peuvent être possiblement passeurs, voire buteurs. Rinus Michels l’inventa en 1968 dans la capitale néerlandaise, avec Johan Cruyff à la baguette. Le premier entraîna ensuite le Barça, où le second le rejoignit. Cruyff entraîna plus tard à son tour le club catalan dans les années 1990. Dans la dream team barcelonaise d’alors, un milieu de terrain du nom de Josep Guardiola. Qui, entre 2008 et 2012, prit la tête de l’équipe barcelonaise, emmenée par Lionel Messi, qui y joue encore. Guardiola appliqua à son équipe ce que lui-même apprit de son entraîneur. Avec elle, il a gagné deux Champions League et bien d’autres titres, dont celui de “plus belle équipe de tous les temps”. Dans l’histoire du sport, jamais un coach n’avait été aussi performant, aussi rapidement, aussi unanimement et brillamment. Guardiola, c’est l’autre nom pour dire “révolution permanente”. Ce foot-là, celui qui revit cette année à Manchester City, c’est l’universalisme. Né le 18 janvier 1971 à Santpedor, petit village à 70 kilomètres de Barcelone, Pep Guardiola n’a jamais renoncé à exprimer son attachement à sa région. En 2015, alors à la tête du Bayern Munich, il se présenta même aux élections régionales, sur la liste de la coalition indépendantiste Junts pel Sí (Ensemble pour le oui), emmenée par l’ex-président de Catalogne Artur Mas, mais en position inéligible. Pour autant, celui qui, comme joueur, porta 47 fois le maillot de l’équipe nationale, a toujours fait preuve d’un autonomisme paci ste. Ami de son aîné Lluís Llach, le chanteur séparatiste qui composa l’hymne catalan officieux avant de devenir un élu au Parlement catalan, il n’a jamais été considéré comme un indépendantiste forcené. Homme de gauche revendiqué, attaché à sa terre natale de Catalogne, Guardiola sait faire la différence entre l’amour des siens et le rejet de tous les autres. La liberté n’est pas un uniforme. L’universel n’est pas la somme des semblables, mais l’addition des différences. L’universel, c’est la symphonie des particularités. Sa langue est catalane. De Barcelone à Manchester en passant par Rome, Brescia, Munich, et même le Qatar (en 2003) : sa carrière de joueur et d’entraîneur est mondialisée. Sa langue, c’est aussi le football. Et sa façon de penser, un constant va-et-vient. Jamais simple...
Il fut souvent dit, durant sa carrière, que Guardiola n’aurait jamais dû être footballeur : trop petit, trop lent, trop cérébral, trop différent. En 2008, quand il prit les rênes du grand Barça, on le dit trop inexpérimenté, trop faible pour commander des joueurs déjà millionnaires et à peine plus jeunes que lui. Mais il a tout gagné dans le club de sa vie. Car Pep Guardiola est une partie de l’ADN même du Barça : ramasseur de balles devenu joueur et entraîneur, son CV barceloniste est impeccable. Mais si “Més que un club” (Plus qu’un club) est la devise de l’institution nommée FC Barcelone, l’individu est lui aussi un “plus que”: un homme aussi large et complexe que son tempérament. Parmi ses proches, on compte des joueurs, des dirigeants, mais aussi des hommes politiques, des artistes, des poètes, des écrivains. Comme David Trueba, cinéaste et écrivain vivant... à Madrid. Dans un de ses romans, Savoir perdre (Flammarion, 2010), un de ses personnages était inspiré de son ami catalan. “Il s’intéresse à beaucoup à de choses en dehors du football : la poésie, la politique, les spectacles, la culture, disait alors l’écrivain. En cela, il dénote. De nos jours, les footballeurs vivent isolés, un peu en dehors des réalités, avec des femmes et de l’argent, ils sortent dans des fêtes et des clubs en vue. Malgré la pression due à son poste au Barça, Guardiola a toujours essayé d’aller chaque semaine au cinéma et au théâtre. On peut même le voir à des concerts. On le trouve là plutôt que dans les discothèques chic de la ville.” Analysant sa méthode, il disait : “Il joue à l’inspiration, mais dans le même temps il est capable d’un recul, d’une espèce de lucidité. Sa méthode est plus intellectuelle et artistique que technique. C’est pourquoi sa façon de faire se rapproche assez de la mienne et de celle d’un écrivain. C’est un homme difficilement critiquable, car il se défend beaucoup. Et comme toutes les personnes obsédées, il travaille beaucoup, ce qui a pour conséquence une incapacité à se relaxer et à avoir une relation ludique à son travail. Guardiola, c’est le genre d’homme qui pense qu’il doit souffrir beaucoup pour arriver à des résultats.”
Sa politisation vient de ses racines. Son élégance et son goût de la sape du fait que son épouse Cristina a toujours évolué dans cet univers (comme ses parents, elle possède un magasin haut de gamme à Barcelone). Son football, on l’a vu, vient d’une idée néerlandaise. Pep Guardiola est l’entraîneur le plus observé, le plus admiré et le plus imité de son temps. Mais le Catalan sait s’adapter. Un peu à tout. À l’univers ouaté du foot business, notamment. En 2016, on le voyait à Manchester au volant d’une Bentley GT à moteur V8 personnalisée dans les ateliers du préparateur britannique, Onyx Concept, et estimée à 400 000 euros. L’an dernier, la presse mancunienne avait débusqué sa tanière : le City Suites, une nouvelle résidence de luxe, entre appartement et hôtel. Avec des revenus estimés à 18 millions d’euros annuels depuis son arrivée en Angleterre, il est l’entraîneur le mieux payé de la planète... à égalité avec son vieil ennemi José Mourinho (en attendant un nouveau contrat). L’Espagnol et le Portugais sont les Connors et McEnroe du football : deux génies, dont l’un (le Barcelonais) est fait de colère rentrée devenant pensée et magie, l’autre d’une ire cynique, extériorisée et provoquante. Personne n’imagine plus l’un sans l’autre. Ils se sont mesurés en Espagne (Real/Barça), et se trouvent maintenant dans la même ville (Manchester). Ces deux-là sont à leur meilleur quand ils sont en leur royaume. Tel est, aussi, le fonctionnement du démocrate catalan nommé Guardiola : un homme qui n’exige aucun luxe ni couronne, mais qui se met en logique de les avoir.