Ulric Jérome : "Je n’ai jamais imaginé autre chose qu’un monde numérique"
Etre là avant les autres dans un domaine d’activité, est-ce la clé d’entrée d’un bon business-model ?
Ulric Jérome : Le timing est important, mais pour nous, l’élément déclencheur a été d’avoir eu dès le départ une vraie crédibilité dans le métier. Matches Fashion, c’était déjà vingt ans de relations directes avec les marques, grâce à ses boutiques physiques. Le timing a joué en second : début 2010, il y avait encore peu d’acteurs sur le digital mode luxe, dans un secteur qui très protectionniste, très conservateur quant aux stratégies de développement numérique. Chose impensable, quand on sait combien le client, lui, était prêt depuis un bon moment. Il était connecté, achetait déjà beaucoup de produits de grande consommation sur internet. Quand ces deux facteurs ont convergé, relations et timing, la machine était lancée et le marques nous ont suivi dans l’aventure les yeux fermés.
Pouvez-vous donner un exemple de jeune marque que vous avez découvert avant les autres ?
La marque Vetements, que nous avons pris dès 2015, alors que personne ne la connaissait. Chaque saison, sur les 450 marques que nous proposons, nous en enlevons à peu près 30, et en ajoutons entre 30 et 50 nouvelles, dont la grande majorité sont encore inconnues du public.
Avez-vous appris des erreurs de vos concurrents ?
Disons que nous avons appris des autres ce que devait être notre priorité : respecter notre code de conduite, celui de toujours être au plus près des marques. Mais sans prétention aucune, nous avons très peu regardé la concurrence, très éloignée de notre “core value”. Nous avons une identité très forte, avec des valeurs d’entreprise essentielles, soutenues par l’intégralité de nos équipes en place, et nous en sommes pleinement conscients.
Matches Fashion semble plus à taille humaine que les autres sociétés. En quoi est-ce un avantage, votre force même, dans un monde terriblement compétitif ?
C’est notre atout principal, car c’est ce qui nous différencie des autres sur ce marché. Matches Fashion est probablement le e-commerce le plus personnel, au sens de proximité, de l’univers du luxe. Nous accordons beaucoup d’importance aux produits, à ceux qui les créent, à la façon dont nous en parlons. Et tout le challenge est là, c’est mon job au quotidien : faire en sorte que l’on grandisse, tout en préservant ce qui fait notre force. Ce qui n’est pas vraiment un souci finalement, puisque chacun dans l’entreprise en est conscient et œuvre en ce sens. Nous sommes tout sauf une place de marché !
La génération du “mobile device shopper” est-elle votre moteur du moment ?
C’est plus qu’une évidence, c’est une réalité. La plupart de nos clients achètent sur mobile depuis déjà un moment. On ne pense même plus “mobile first”.
Les datas (c’est-à-dire savoir qui se cache derrière vos clients et donc mieux les connaître pour mieux les servir) seront-elles l’étape suivante ?
Nous sommes en plein dedans. Matches Fashion est autant une entreprise textile qu’une boîte de tech. Nous travaillons beaucoup sur la segmentation de notre base de données, grâce aux algorithmes, aux CRM, pour nous assurer que nous puissions donner le meilleur service à nos clients, suivant leurs profils. Le contraire d’une approche généraliste. C’est d’ailleurs devenu l’obsession de beaucoup de marques de mode luxe qui réalisent qu’elles ne connaissent pas leur clientèle, en tout cas pas aussi bien qu’elles le devraient.
Matches Fashion doit en grande partie son succès à sa réputation de curateur arty et prescripteur, doté d’un oeil particulièrement visionnaire. Cette passion de la découverte est-elle un de ses principes fondateurs ?
Ici, on parle de story-telling. C’est essentiel, lorsqu’on représente une marque, de transmettre au client l’histoire qui va avec. Chez Matches Fashion, nous estimons qu’au moins 40 % des transactions clients se font grâce au service global que nous leur proposons, bien au-delà d’un simple produit. L’expérience est primordiale, culturelle plus que commerciale. C’est un lifestyle en fait. Nous adorons casser les code exclusifs du luxe, pour le rendre au contraire intrusif. Un club, mais ouvert à tous ceux qui s’y reconnaissent. Nous voulons amener les clients à faire partie de notre univers, créer une communauté.
L’ouverture de 5 Carlos Place, à Londres, est-elle l’aboutissement “physique” de la philosophie maison, et pourquoi pas l’avenir du e-commerce ?
Ouvert début septembre dans le quartier de Mayfair, au meilleur endroit qui soit, 5 Carlos Place est un lieu incroyable. 700m2 sur cinq étages d’un hôtel particulier classé, où après dix-huit mois de travaux, nous avons pu exprimer physiquement l’ADN digital dont je viens de parler.
Un lieu communautaire ouvert à tous, où nous proposons des espaces de vente bien sûr, mais aussi du conseil mode, un café (qui tous les dix jours change de propriétaire), des conférences, des installations, des podcasts, des “in-conversations”, des masterclass de cuisine, d’art floral, de vintage… Tout ça en broadcast et en livestream, retransmis dans le monde entier via notre site.
Nous y produisons quelques 20 événements par mois ! C’est un investissement conséquent pour l’entreprise, aussi bien au niveau humain que financier, mais avec un taux de “reach” tellement élevé, partout dans le monde, que c’est très prometteur.
Quelle sera la prochaine grosse étape pour vous ?
Notre expansion à l’international. Nous réalisons actuellement 85 % de nos ventes en dehors du Royaume-Uni, et notre premier marché actuellement est celui des Etats-Unis. Ce sont des signes prometteurs, mais il faut se donner les moyens. En l’espace d’un an, nous avons ouvert deux nouveaux bureaux et déménagé notre entrepôt de stockage dans la banlieue de Londres, qui est passé de 13 000 à 50 000 m2.
2017 fut une année remarquable pour Matches Fashion, avec 44 % de progression du chiffre d’affaires. Cela met-il la pression pour faire encore mieux ?
Une progression du chiffre d’affaires et de notre rentabilité. La pression, je la vis comme quelque chose de positif, je n’ai pas attendu de faire du chiffre pour l’avoir ! Je pense sincèrement que nous ne sommes qu’au début de l’histoire du e-commerce de luxe.
Vous avez grandi dans l’univers de la mode. Pensiez-vous un jour y travailler d’une façon si différente ?
J’ai créé ma première entreprise internet à l’âge de 18 ans (il est un des confondateurs de Pixmania, ndlr), et je n’ai jamais imaginé autre chose qu’un monde numérique. Même pour le luxe, qui a eu peur d’y venir par manque de connaissance du sujet. Mais, in fine, quand c’est bien fait, le digital, c’est extraordinaire : vous n’êtes pas limité par un espace physique, vous avez la possibilité de créer un contenu à la fois précis et inépuisable, vous utilisez la technologie au service du marketing. Et quand on regarde la génération des 12-17 ans, il y a fort à parier qu’il y ait encore de gros changements dans les années à venir. Ils n’utilisent même pas le mail pour communiquer ! Les réseaux sociaux, les « chats » notamment, vont encore tout bouleverser. D’ailleurs, nous regardons actuellement comment y intégrer au mieux des outils de commerce.
Matches Fashion, une affaire qui tourne
-320 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2017
-44 % de croissance
-85 % des ventes réalisées hors Royaume-Uni
-55 % des transactions se font sur mobile (estimé à 80 % d’ici deux ans)
- 1 100 employés (150 il y a six ans)